Opinions
Les flux numériques sont des flux financiers et d’emplois
Par La rédaction, publié le 05 décembre 2012
Acheter les offres Saas des éditeurs américains aboutit à un manque à gagner non négligeable en termes d’emplois en France. Manque à gagner encore plus important que pour l’industrie logicielle classique.
Le made in France fait florès en ce moment sur tous les fronts économiques, des grandes industries (sidérurgie, porcelaine) au domaine du numérique, comme le prouve le récent débat entre le Cigref et les éditeurs de réseaux sociaux d’entreprise… Nous qui sommes pourtant si prompt à nous imaginer mondialisés et sans complexes. Mais voilà, la situation dans notre secteur commence à peser, et d’aucun pensent que c’est le « dernier moment » possible pour que la France prenne le virage numérique actuel (cloud, Saas…) avant la prochaine vague… qui aura lieu dans vingt ans.
Les Etat-Unis en première position pour récupérer les flux financiers
Regardons les chiffres, à partir du tableau de la situation que Syntec numérique vient de tracer :
Le secteur pèse près de 49 milliards d’euros en 2012, et emploie 1,15 million de personne. A comparer avec Google, qui, à lui seul, représente 48 milliards de dollars, Oracle 35 milliards, Apple 108 milliards et Microsoft 72 milliards ! On voit que notre industrie ne « pèse » pas lourd…
Et pour cause, 67 % du marché informatique est détenu par les Américains. Car, ce qui contraste fortement, c’est la place des éditeurs de logiciels producteurs de produits dans ce circuit numérique. Et, toujours selon Syntec, la part des logiciels en France est de 21 % et le service de 79 %… Car on le répète assez souvent : en France, les industries de services (Capgemini, Steria, OBS, ATOS, etc…) sont fortes.
Ce qui a longtemps été oublié, c’est que ce ne sont pas les services associés au numérique qui crée de la valeur, mais le numérique lui-même. Simplement parce qu’une fois un logiciel développé, il peut être revendu à n exemplaires sans surcoût, avec une marge potentielle « infinie » ou presque. Et que cette marge est exportable. C’est elle que l’on retrouve dans ces flux faramineux qui transitent entre l’Europe et les Etats-Unis sur ce terrain. Et qui font aussi de l’Amérique une terre de réussite pour les éditeurs de logiciels et pour le numérique.
Les choix discutables de la France : hardware (hier) et logiciel libre (aujourd’hui)
Or la France a fait des choix numériques qui la desservent. Une première fois, après l’échec (relatif) d’une politique d’industrialisation reposant sur la construction d’ordinateurs, avec Bull et Thomson entre autres. Tout le monde se rappelle ces fiascos. Pourquoi ? Parce qu’on a privilégié la filière du matériel plutôt que celle du logiciel. A l’époque déjà, les Taïwanais étaient plus compétitifs que nous sur ce segment. A contrario, le Minitel a été une réussite, car il a proposé des services associés à son modèle. C’est ainsi qu’il s’est imposé.
Une deuxième fois, plus récemment, en favorisant uniquement le logiciel libre. Car à nouveau, cette solution favorise la production de services associés plus que le produit numérique lui-même, et donc que sa plus-value potentielle. Qu’on me comprenne bien : je trouve l’initiative de l’Etat très utile. Favoriser l’open source est opportun dans un moment ou celui-ci doit se libérer des lobbys américains et trouver ses propres marges de manœuvres. Mais une économie fondée sur les logiciels libres n’est viable que si tout le monde y adhère.
Car le seul modèle historique créateur des revenus par effet de levier, c’est le logiciel propriétaire. Microsoft, Oracle, Apple en sont de bons exemples. Quand une société française achète un système d’exploitation Windows, c’est 100 % de la valeur de ce logiciel qui part à Redmond, ville qui abrite le siège social de Microsoft. Tandis que 20 à 30 % de cette valeur reste en local sous forme de services : pour la force de vente Microsoft, l’intégration avec l’existant, le support local, l’installation sur des machines, la supervision des serveurs, etc. Ce qui conduit à la situation actuelle en France : il existe des services locaux forts, mais aucun logiciel national conséquent.
Le Cloud une occasion de créer des emplois
Mais une bien plus grande menace se profile, ou est-ce une opportunité ? C’est le mode Saas (Software as a Service) associé au cloud, qui déporte non seulement le produit logiciel mais aussi les opérations de service utiles à son fonctionnement. Ne restent en local que la vente et quelques éléments de support… Autant dire des miettes.
Or, toujours si on en croit Syntec, le mode Saas représentait, au niveau mondial, 531 millions d’euros en 2011, 720 millions en 2012 (+ 35%) et devrait atteindre 2 060 millions en 2015. Là où Eurocloud estime d’ores et déjà en France le marché global à 2,8 milliards en 2012. Soit 25 % du marché… La même distorsion que dans le secteur du logiciel « classique », où les acteurs américains dominent le marché.
Le Saas produit donc un déport de valeur intégral. Qui plus est avec des effets de monopole encore plus flagrants que dans le logiciel, étant donné la puissance des acteurs généré en quelques années : regardez l’état du marché CRM. Salesforce atteint maintenant 3 milliards de dollars de chiffre d’affaires, là où celui de nos acteurs « locaux » de CRM oscillent entre 3 et 20 millions d’euros… Un facteur 1 000 !
Quand j’achète un Saas américain, la totalité du flux financier est immédiatement transféré vers les Etats-Unis, ce qui n’est pas sans conséquence pour les emplois en France.
Si on prend le ratio de Syntec, on obtient grosso modo un emploi tous les 50 000 dollars de chiffre d’affaires générés. En 2012, c’est donc 50 000 emplois qui n’ont pas été créés en France, si on compare les 2,8 milliards du marché aux 700 millions de chiffres d’affaires des éditeurs locaux. En bref, Francois Hollande, Fleur Pellerin et Arnaud Montebourg se privent de plus de 200 000 nouveaux emplois sur trois ans, tout simplement parce que ce flux-là n’est pas compris et que les décideurs politiques ne se donnent pas les moyens d’arrêter cette distorsion de marché.
Réinjecter de la valeur dans l’économie locale
Il n’y aurait pas grande chose à faire pour que le Saas serve notre économie. Encore faut-il avoir les idées claires sur les enjeux et les flux sous-jacents. Et savoir que ceux qui en profitent à plein aujourd’hui ne nous laisseront pas facilement changer cet état de fait, au nom d’un libre-échange qui les arrange pleinement.
Une des critiques est souvent qu’il n’y a pas de réponses satisfaisantes en local… C’est sûr que lorsqu’un marché est « laminé » après 20 ans de domination US… c’est difficile. Or grâce au SaaS les cartes sont rebattues : c’est une vague que nous pouvons prendre. Nous avons des acteurs dans le SaaS dans tous les domaines logiciels, avec des services de très haut niveau déjà déployés dans les entreprises. Avec des dirigeants qui ont intégrés ces enjeux et qui du coup sont prêts aussi pour l’international. Reste au tissu économique de comprendre que sa survie dépend de sa volonté de choisir, ou non, cette proximité d’acteurs, et les bénéfices qui vont avec : services adaptés à notre culture, réactivité, innovation,…. Un choix qui permet de réinjecter de la valeur dans l’économie locale.
Par exemple, imaginons que Peugeot choisisse un acteur américain pour son logiciel interne. D’une part, il n’a pas l’écoute de cet acteur. En effet, pour Microsoft, Peugeot est une « moyenne entreprise » lointaine. Mais en plus, 100 % de ce qu’il paie va nourrir les Américains, qui eux n’achèteront pas de voitures européennes. Et enfin, il ne prend pas l’innovation à sa source, alors que pour les constructeurs, le numérique est la clé de demain. Je passe sur le fait que les constructeurs… bénéficient d’aides de l’Etat, de quotas. Bref, d’un protectionnisme assumé. Pourquoi pas pour le numérique ?
Maintenant, personne ne pourra dire : je ne savais pas. Les chiffres sont là. Quand vous faites un choix d’un logiciel Saas, divisez par 50 000 dollars le prix auquel vous l’avez acheté pour connaître le nombre d’emplois créés. Et avoir l’équivalent en destruction d’emplois où vous ne l’achetez pas.
Alain Garnier
Alain Garnier