Gouvernance
Boulimail, infobésité et devoir de déconnexion
Par Mathieu Flecher, publié le 11 juillet 2018
Cent-vingt mails par jour. Et vous, quel est votre degré d’intoxication ? Oui c’est pratique, mais c’est devenu envahissant et prend le pas sur notre efficacité, sous couvert d’un accès instantané à l’information. Une meilleure organisation et la déconnexion, y avez-vous pensé ?
Tous les matins quand je me réveille, c’est devenu machinal, je regarde mes mails de la nuit. Mes équipes sont dispersées aux quatre coins du Globe. L’équipe de Singapour a déjà effectué sa matinée, avec son lot d’informations, et hier soir en me couchant, il restait une demi-journée de travail aux Canadiens. Donc, dès le matin, j’ai déjà une bonne trentaine de mails à gérer. La journée commence donc par l’ingurgitation des « breaking news IT », mais aussi celle de la « bobologie » des enfants avant de partir à l’école. La journée ne sera guère mieux : en moyenne je vais recevoir cent-vingt mails aujourd’hui et répondre à quatre-vingts. Je passe sur toutes les sollicitations du quotidien qui arrivent via d’autres médias, réseaux sociaux, espaces collaboratifs.
Comment éviter alors cette infobésité ? La solution pour moi réside certes dans la technologie, mais surtout dans le comportemental. Chez nous, Teams et Yammer font désormais partie de notre quotidien et je m’efforce avec mes équipes à surtout les embarquer dans cette mouvance. Néanmoins, il y a toujours quelques réfractaires qui, même avec un espace SharePoint ouvert, continuent de vous envoyer par mail des infos relatives aux projets. Bien que les générations se renouvellent au sein des équipes, et bien que « GenX » moi-même, je fais la chasse aux nouvelles générations qui finalement ne sont pas si férues de ces nouveaux médias d’échange qu’on veut bien le dire. Dommage, car quand on compare les mails et Teams, il n’y a pas photo. Prenons un exemple : pour un mail initial, j’ai compté vingt-cinq échanges de la part de cinq personnes. Vu sous cet angle, cela ne semble pas beaucoup, et pourtant… Teams aurait fait gagner sur deux plans : la timeline (capacité à pouvoir reconstituer facilement dans le temps les infos de l’équipe) et le nombre d’échanges (j’ai dû lire vingt-cinq réponses, dont la moitié inutiles). Il existe cependant des outils qui permettent d’aborder l’information plus sobrement. J’ai cité Microsoft Teams qui pour moi est le plus abouti, mais la simple utilisation d’un OneNote de groupe vous permettra déjà de solder une partie de vos flux de mails. Wunderlist, lui, facilitera la gestion des tâches avec vos collaborateurs. SharePoint simplifiera la gestion de vos espaces projets pour vous éviter d’utiliser le mail ou des répertoires partagés.
Il y a un an et demi, j’ai tenté l’expérience au sein de la DSI de « déplacer » le flux de messagerie vers d’autres outils. L’impact est relativement fort, je l’ai estimé à près de 30 % sur mon flux messagerie de DSI. Finalement, elle ne contient presque plus que des messages venant de personnes externes et des autres directions qui n’ont pas franchi le pas. Et pour tout vous dire, j’ai une méthode qui me permet aujourd’hui d’avoir le soir en partant du travail une boîte mail avec zéro « non-lus » et moins de vingt messages dans la boîte de réception. Vous en avez plus ? C’est qu’il vous manque des outils et/ou que votre mode de fonctionnement doit être révisé.
Et quel est l’impact de cet amoncellement d’information ? Je veux dire quel est l’impact sur notre vie personnelle. Là où nous savions « attendre » il y a quelques années, désormais nous n’entendons plus ne pas être au courant instantanément. C’est vrai, c’est bien pour l’accès à l’information, pour le fameux « time-to-market », ça accélère les entreprises, cela fait de nous des « utilisateurs connectés », mais il me semble que nous nous en rendons malade quelquefois. Très honnêtement, quand pour la dernière fois, avez-vous passé une « journée blanche » ? Je veux dire une vraie journée blanche, sans regarder vos mails. J’ai malheureusement fait le constat que pour moi cela faisait bien plusieurs années… Même le week-end, même en vacances, il y a toujours un événement qui survient à la surface de la planète. Je qualifie cette maladie de « boulimail ». J’en suis atteint, j’en ai conscience. C’est une vraie problématique personnelle à gérer. Qu’est-ce qui fait que nous ressentons ce besoin d’exister à travers ce flux de messagerie ? Cela relève presque de la psychiatrie : « si on ne m’écrit pas, c’est que je n’existe pas ? ».
Forts de cette pratique, les CHSCT soulignent parfois l’envoi par les managers de mails à leurs collaborateurs en dehors des heures ouvrées, avec le choix pour le collaborateur de répondre ou pas. Répondre, c’est nourrir la spirale, ne pas répondre est-ce mettre en jeu sa « performance » ? Heureusement, le droit à la déconnexion commence réellement à poindre. En Allemagne, on va même jusqu’à arrêter les serveurs en dehors des heures ouvrées. Mais quand ce droit est mis en place au sein des entreprises, cela va bien au-delà de la bonne conscience qu’un employeur pourrait se donner à l’avoir promu au sein de son organisation. Il faudra que les salariés eux-mêmes se sentent en capacité de se l’appliquer. Se défaire de cette infobésité, accéder à la déconnexion, ce n’est pas facile. Cela nécessite de mettre en place d’autres mécanismes de tri de l’information et de traitement de l’information. C’est aussi se donner les clés du temps pour s’occuper aussi de la « bobologie » du matin des enfants et partager avec eux un petit-déjeuner en toute sérénité…