Gouvernance
«La technologie est présente partout, du terroir jusqu’au comptoir !»
Par Thierry Derouet, publié le 07 juillet 2023
S’adapter vite et même très vite à des modes de consommation, dont les lignes bougent encore plus vite depuis la pandémie, c’est l’impératif d’un groupe aux 240 marques de vins et spiritueux, opérant sur 74 marchés. Entretien croisé avec un duo flamboyant, managers d’équipes IT et du digital au service d’un business où la data et l’IA occupent un rôle de plus en plus prépondérant.
Entretien avec Hélène Chaplain Lambert, DSI Groupe et Pierre-Yves Calloc’h, CDO, de Pernod Ricard
Comment définissez-vous l’activité de Pernod Ricard ?
Pierre-Yves Calloc’h : Notre métier est centré sur la convivialité avec un slogan « Unlock the magic of human connection ».
Hélène Chaplain Lambert : Notre métier, c’est rencontrer l’autre dans son altérité et passer de très bons moments, grâce à la présence de nos produits.
Comment décrire le groupe en quelques chiffres ?
Pierre-Yves Calloc’h : Nous avons dépassé l’an dernier les 10 Md€ de chiffre d’affaires annuel. Pernod Ricard, c’est également environ 19 000 employés au sein de 74 pays avec six grandes sociétés de production basées entre la Suède, l’Écosse et différents autres endroits, comme en Chine où nous avons récemment ouvert une distillerie de whisky.
Quel est le rôle de l’IT pour un groupe qui porte autant de marques de vins et de spiritueux ?
Hélène Chaplain Lambert : La technologie fait partie de notre modèle opérationnel pour simplifier, passer à l’échelle, gagner en rapidité… Nous sommes un industriel utilisant la technologie pour opérer.
Avec quels enjeux ?
Hélène Chaplain Lambert : Le dispositif que nous mettons en place doit systématiquement nous aider à nous reconfigurer. Nous sommes passés d’un métier avec une chaîne de valeur assez simple – où l’on produisait, envoyait et vendait des produits – à un modèle où nous avons besoin de beaucoup plus d’agilité, beaucoup plus de finesse et de granularité dans la façon dont nous reconfigurons nos business. Avec un passage obligé : le beyond budget , c’est-à-dire l’allocation de moyens tous les trois mois de manière beaucoup plus fine et agile, au lieu de la traditionnelle année fiscale et calendaire, très contraignante. Et ce afin de pouvoir être extrêmement réactifs et servir au mieux nos clients pour amener nos produits à nos consommateurs. C’est de la reconfiguration systématique.
L’IT n’est pour vous qu’un enjeu business ?
Hélène Chaplain Lambert : La technologie est présente partout, sur l’ensemble de la chaîne de production, du terroir jusqu’au comptoir. Par exemple, pour notre production, nous avons de l’IT et de l’IA pour la distillation. En amont, pour créer ce que nous appelons le liquide, nous optimisons nos chaînes d’embouteillage. Nous avons ensuite de la technologie pour contrôler nos flux de transport, pour suivre nos bouteilles quand elles sont dans des conteneurs sur des bateaux vers des destinations lointaines. L’IT nous aide donc à reconfigurer l’entreprise en capturant et traitant un maximum d’informations.
C’est une approche très terrain de l’IT ?
Pierre-Yves Calloc’h : Oui. En Australie ou en Nouvelle-Zélande par exemple, nous mesurons systématiquement la quantité de sucre qu’il y a dans le raisin. Ce qui va nous permettre de prédire le bon moment pour vendanger, comme pour pressurer les raisins afin d’accompagner la vinification. Data et technologies aident à optimiser le rendement, la quantité d’eau utilisée dans nos vignes comme dans celles de nos partenaires vignerons. L’agriculture régénératrice est un enjeu pour nous depuis longtemps, et la technologie est un des leviers que nous utilisons pour cela.
Hélène Chaplain Lambert : Par exemple, nous avons déposé des brevets et co-conçu le véhicule qui prend des photos dans les vignes pour détecter si les feuilles des vignes sont malades. Cela pour nous aider à adapter notre production, au besoin, d’une manière différente et plus intelligente.
Une IT au service de l’environnement ?
Pierre-Yves Calloc’h : Pour changer nos techniques, et ainsi, par exemple, utiliser moins de pesticides, il nous faut disposer de données historiques pour les analyser. C’est fondamental !
Hélène Chaplain Lambert : Notre agriculture est une agriculture de précision. Nous nous devons de créer les bonnes conditions pour que les sols et la biodiversité se régénèrent. Respect de nos terroirs et de nos partenaires vignerons, respect de la biodiversité… : c’est le cœur de la stratégie du groupe depuis de nombreuses années. Les nouvelles occasions pour capturer de la donnée ne manquent pas. Et pas seulement pour répondre aux enjeux règlementaires – typiquement les nouvelles règlementations européennes – et pour fournir un reporting extrafinancier. Cette donnée nous sert avant tout à piloter bien en amont toute notre activité. Et nous n’avons pas attendu les différentes règlementations pour mesurer notre impact.
« Notre agriculture est une agriculture de précision. Nous nous devons de créer les bonnes conditions pour que les sols et la biodiversité se régénèrent. »
Mais aussi au service d’une activité de marques ?
Hélène Chaplain Lambert : La technologie nous permet de préparer, comme de présenter une offre extrêmement diversifiée. Nous avons à la base besoin d’opérer à l’échelle. Quand vous avez 240 marques avec des sites de production dispersés et que vous devez distribuer cette marchandise sur 74 marchés, c’est la technologie qui nous permet d’opérer ces flux.
Avec quelle articulation ?
Hélène Chaplain Lambert : Notre SI doit permettre une meilleure collaboration et intégration entre nos sociétés de marques et nos sociétés de marchés. Les sociétés de marques produisent nos spiritueux, les sociétés de marchés les distribuent. L’enjeu du SI, c’est d’être à la pointe de la modernité pour fonctionner, grâce à des fondations technologiques solides, afin d’assurer que notre modèle opérationnel tourne. Le SI est aussi là pour nous permettre de tester de nouveaux cas d’usage. Et de déployer à l’échelle – le plus vite possible – ceux qui sont porteurs de valeurs.
Revenons sur vos équipes…
Pierre-Yves Calloc’h : Environ 250 personnes travaillent sur la partie que nous appelons le digital. Elles travaillent main dans la main avec les équipes technologiques.
Hélène Chaplain Lambert : Coté IT, nous avons un total de 650 à 700 personnes en interne.
Comment travaillez-vous ensemble ?
Hélène Chaplain Lambert : Notre organisation n’est pas clivée. La force des deux têtes, en fait, c’est la combinaison des visions stratégiques et des moyens métiers et technologiques pour créer de la valeur. Nous avons tous les deux une bonne connaissance des enjeux stratégiques de Pernod Ricard, comme des leviers business que nous devons actionner. Et ensuite, nous avons une partition qui se joue à travers des équipes métiers digitales et des équipes technologiques. Lesquelles s’assemblent pour les initiatives et les nouvelles pratiques que nous souhaitons mettre en place.
Pierre-Yves Calloc’h : Ce qui est important, c’est de créer des équipes en mode agile. Nous réassemblons nos équipes de manière ad hoc pour chacun des projets que nous déployons.
Comment faites-vous face aux besoins en nouveaux talents ?
Pierre-Yves Calloc’h : Il y a des domaines que nous avions peu explorés, en particulier ce qui a trait à la gouvernance des données. Idem sur les sujets de la data science et du change management. Ce sont des profils que nous recrutons depuis à peu près trois ans. Nous avons aussi renforcé nos équipes technologiques avec des « machine learning engineers » et des « data engineers », ressources qui étaient trop rares au sein de notre entreprise.
Comment embarquez-vous les équipes métiers ?
Pierre-Yves Calloc’h : Nos programmes sont lancés avec des experts métiers selon ce que nous appelons des modèles d’engagement qui impliquent toutes les strates de l’organisation, depuis la direction générale de chacune de nos filiales jusqu’aux équipes plus opérationnelles.
Hélène Chaplain Lambert : Nous mobilisons à chaque fois l’ensemble des parties prenantes. Chaque partie s’assemble en fonction de l’initiative au niveau local. Nous avons comme objectif la création de valeur pour nos affiliés. Et cette création de valeur passe aussi bien par le projet amené que par son déploiement. Mais surtout par notre capacité à l’apporter au bon moment pour l’inscrire dans une trajectoire en phase avec l’agenda métier. C’est vraiment un maillage complet, orchestré au niveau du groupe.
La pandémie a-t-elle été un révélateur technologique ?
Hélène Chaplain Lambert : Oui pour la virtualisation et la capacité à supprimer le besoin d’unité de temps et de lieu. Nous avons été capables d’avoir des relations avec tous sans présence, sans incarnation physique. Cela nous a permis de comprendre tout ce que la technologie pouvait offrir comme opportunités et accélérations.
Pierre-Yves Calloc’h : Nous avions en fait décidé de lancer une grosse partie de notre programme de transformation juste avant la pandémie. Pendant cette période, il y a eu un changement de « mindset ». Nous étions en mode changement permanent dans nos vies quotidiennes. Le business a lui aussi changé. Toutes les forces de vente qui visitaient les bars ont été orientées vers la grande distribution pour que nos clients puissent continuer à trouver nos produits et nos marques. Certaines de nos équipes ont changé complètement de job en quelques semaines. Nous avons pu également engager des marchés à distance, alors que la culture du groupe était d’aller visiter nos clients. Par exemple, je me souviens que nous avons lancé un projet au Japon en une semaine : le lundi, le directeur général valide l’idée ; le mercredi, le directeur marketing confirme que c’est le bon moment d’y aller ; le lundi suivant, toute une équipe est embarquée dans l’aventure. Auparavant, nous aurions dû réaliser trois voyages et pris trois ou quatre mois.
« Certaines de nos équipes ont changé complètement de job en quelques semaines »
Hélène Chaplain Lambert : C’est un saut quantique !
Pierre-Yves Calloc’h : Mais nous avons aussi dû recruter. Nous avons créé une équipe digitale qui n’existait pas. Nous sommes passés de 2 à 250 personnes en trois ans ! Nous avons eu la chance de le faire au début de la pandémie, quand beaucoup de sociétés commençaient à réduire leurs effectifs, à réduire leurs projets… Même les cabinets de conseil avaient beaucoup moins de travail. Et là, nous avons pu attirer les meilleurs talents en interne, les meilleurs freelances disponibles. Et avec les cabinets de conseil avec lesquels nous avons travaillé, nous avons profité de leurs meilleurs éléments. Notre accélération digitale, au début de la pandémie, a donc été assez forte.
Quelles complexités avez-vous dû gérer ?
Pierre-Yves Calloc’h : Avec plus de canaux de communication, des médias digitaux multipliés par trois et aux dynamiques spécifiques, des canaux de distribution plus variés où le e-commerce a été multiplié par deux, un portefeuille de marques plus riche pour répondre aux besoins de nos consommateurs, etc., nous avons dû mettre en place des outils d’aide à la prise de décision pour faciliter la vie de nos collaborateurs, les aider à gagner en précision et répondre à tous ces enjeux.
Et pour cela, disposez-vous en interne de toutes les données dont vous avez besoin ?
Pierre-Yves Calloc’h : Nous n’en sommes qu’au début de l’histoire. Nous avons d’ores et déjà les fondamentaux technologiques centraux, globaux. Nous sommes extrêmement bien organisés pour exploiter une donnée stockée, homogène et disponible, pour la consulter via des outils de visualisation ou pour opérer de l’optimisation avec des programmes de data science. Récupérer cette donnée dans cet état idéal implique toutefois beaucoup de travail. Initialement, nos données sont locales, de « sell-out », issues de nos partenaires commerciaux, retailers, grossistes, bars et consommateurs. C’est une donnée fondamentale pour mesurer l’impact des campagnes marketing par exemple. Il faut aussi aller chercher la data là où elle est, avec des milliers de points de vente ou de partenaires dans certains pays. Chez Pernod Ricard, nous avons déterminé qu’il y a 19 familles de données, qu’il s’agisse de la vente au consommateur, de nos clients, ou de données financières…
« Nous sommes extrêmement bien organisés pour exploiter une donnée stockée, homogène et disponible »
C’est donc un gros chantier ?
Pierre-Yves Calloc’h : Pour l’instant, nous avons structuré une partie de ces données. Nous avons identifié le périmètre global. Et nous nous sommes attaqués aux données dont nous avions besoin de manière industrielle pour alimenter différents algorithmes, avec certaines de nos différentes familles de données.
Hélène Chaplain Lambert : Les plateformes sont globales et les équipes sont localisées là où nous avons besoin de la meilleure compréhension.
Partagez-vous certaines de ces données ?
Pierre-Yves Calloc’h : Nous avons un catalogue de produits avec toutes leurs caractéristiques et allergènes qui vont intéresser un restaurateur pour les faire figurer sur sa carte ou un retailer pour mettre ses produits en ligne… Nous avons donc effectivement besoin d’échanger des données pour être, tous, plus efficaces.
Revenons sur la définition de vos cas d’usage.
Hélène Chaplain Lambert : L’idée c’est véritablement d’intégrer les recommandations basées sur la data dans le quotidien de nos utilisateurs. Quand je suis commerciale en France, j’ai un cockpit qui me permet d’avoir l’ensemble des informations : celles, classiques, que l’on trouve dans la plupart des CRM, et d’autres, plus poussées, issues de traitements particuliers, pour par exemple maximiser la qualité de mon temps de visite. Nous avons ainsi une logique de composants métiers personnalisés adaptés à nos populations. Et ce, sur nos différents marchés.
Pierre-Yves Calloc’h : Par exemple, en Inde, nous avons associé l’outil de recommandation à l’outil de force de vente locale.
Hélène Chaplain Lambert : Nous ne cherchons pas à créer des systèmes monolithiques. Nous cherchons à créer des composants intelligents, des modules que nous allons assembler en fonction des besoins des utilisateurs, mais aussi du parc informatique ou du parc de solutions existant localement.
De la data à l’IA, il n’y a maintenant plus qu’un pas. L’avez-vous franchi ?
Hélène Chaplain Lambert : Oui. Nous voulons donner à un patron métier l’opportunité de s’approprier l’IA pour qu’il puisse y trouver des leviers actionnables, travailler sur des simulations et en constater les impacts. D’où cette obligation, une fois encore, quelle que soit la nature du changement, d’être capable d’avoir un modèle complètement reconfigurable y compris dans l’allocation des moyens. Aussi bien pour la production côté marque, que pour être capable de traiter le flux de transport vers les marchés, et ensuite activer les produits en fonction d’occasions de consommation qui sont de plus en plus variables.
« L’IA éclaire, fournit des recommandations étayées, mais seul un humain expert de son métier prend les décisions. »
Plus précisément, comment exploitez-vous l’intelligence artificielle ?
Pierre-Yves Calloc’h : Avec l’IA, nous allons chercher des « insights » avec les données de vente pour nous aider à identifier des corrélations entre une activation en magasin, une publicité sur Instagram et, par exemple, une augmentation des ventes. Et cela avec des millions de données. Nous pouvons ainsi mesurer de façon extrêmement précise l’impact du marketing sur nos ventes. Est-ce qu’en Allemagne j’investis plus sur Absolut en affichage, en activation magasin ou à la TV ? C’est le premier niveau. Et après on va aller chercher ce que nous appelons de vrais insights, par exemple une nouvelle tendance de marché aux États-Unis. Des outils de simulation vont ensuite nous permettre de déterminer si le lancement d’une campagne marketing va générer une augmentation de nos ventes.
Hélène Chaplain Lambert : L’IA nous permet de faire du prédictif, et la donnée que nous collectons nous permet d’évaluer effectivement si nous avons atteint l’objectif qui était prédit par l’IA, ou par l’humain. Car nous sommes dans un partenariat data, machine, business et expert pour prendre les décisions. Il y a souvent des discussions autour des recommandations proposées par l’application, et parfois des arbitrages. Les équipes ont besoin d’avoir confiance dans l’outil, et c’est pour cela qu’il y a du change management dans les équipes de Pierre-Yves. Nous sommes capables, ensuite, de mesurer les résultats et de les analyser à l’aune du suivi, ou non, de telle ou telle recommandation. C’est un processus d’apprentissage continu de nos modèles, aussi bien pour nos data scientists que pour nos équipes métiers, de voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. L’IA éclaire, fournit des recommandations étayées, mais seul un humain expert de son métier prend les décisions.
Offre-t-elle des résultats probants ?
Pierre-Yves Calloc’h : Au début, nous testions des modèles. Mais sur l’ensemble des sujets que nous avons priorisés, nous avons eu de bons résultats avec de très bons niveaux d’adoption. Pour l’anecdote, en France, initialement, nous avions prévu, pour en mesurer l’impact, de ne pas fournir ces outils à une partie de nos commerciaux. Mais les commerciaux sont allés voir le CSE en arguant que cela n’était pas équitable et qu’ils devaient tous y avoir accès. Nous avons donc dû mesurer la performance autrement… Au final, nous avons eu de très bons niveaux d’adoption, en particulier auprès des forces de vente, mais aussi dans les équipes marketing qui n’étaient pourtant pas habituées à un tel mode de fonctionnement.
Propos recueillis par THIERRY DEROUET / Photos : MAŸLIS DEVAUX
PARCOURS D’HELENE CHAPLAIN LAMBERT
Depuis nov. 2021 :
Group Chief Information Officer,
Pernod Ricard
De janv. 2019 à nov. 2021 :
Consumer business industry leader,
Deloitte France
De mai 2001 à sept. 2018 :
Managing director, Accenture France
FORMATION
2009 : Master, Strategic management & Finance, HEC Paris
1999 : Master, Marketing, Neoma Business School
PARCOURS DE PIERRE-YVES CALLOC’H
Depuis mai 2020 :
Chief Digital Officer,
Pernod Ricard
De sept. 2017 à mai 2020 :
Global Digital Acceleration Director,
Pernod Ricard
De mai 2011 à août 2017 :
Managing Director,
puis Directeur
Général,
Pernod Ricard Colombie
D’avril 2009 à mai 2011 :
Organisation and IS Director Europe,
Pernod Ricard
De mars 2006 à avril 2009 :
Chief Information Officer Pacific,
Pernod Ricard
D’oct. 2003 à mai 2006 :
IT Director, Ricard France
D’août 2002 à sept. 2003 :
IT Director, Gérard Darel
FORMATION
1998 : École Polytechnique
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