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OpenAI : une crise qui ne se résume pas qu’à celle « des optimistes » vs « les pessimistes »
Par Thierry Derouet, publié le 20 novembre 2023
Comment peut-on concilier la volonté de développer une technologie pour le « plus grand bénéfice de l’humanité » tout en lançant une opération estimée à près de 90 milliards de dollars ? Analyse d’une crise assez unique qui a ébranlé OpenAI le temps d’un week-end.
Dès ses débuts en 2015, OpenAI était envisagée comme une fondation, promettant une nouvelle ère de recherche et développement. Il est intéressant de noter le parallèle entre le renvoi de Sam Altman, co-fondateur et figure de proue de la start-up, ce vendredi, et la création simultanée de la fondation Kyutai. Initiée par des poids lourds de l’industrie tels que Xavier Niel, président d’Iliad, Rodolphe Saadé, président de CMA CGM, et Eric Schmidt, ancien PDG de Google, ainsi que le créateur du premier système d’exploitation en réseau NetWare (Novell), cette fondation aspire, selon Niel, à «mener des recherches sans distractions et à instaurer un environnement stimulant pour la recherche, notamment pour les étudiants.»
À ses origines, OpenAI évoquait des ambitions dans des domaines tels que l’éducation, la santé et les services sociaux. Aujourd’hui, Kyutai se profile comme un laboratoire de recherche en intelligence artificielle dédié à l’open science, promettant de publier ses découvertes en libre accès, quel qu’en soit le coût – déjà estimé à 250 millions d’euros. Et après ? Interrogé Xavier Niel répond avec malice, «Désolé, c’est de la philanthropie !»
Un montage financier audacieux
OpenAI s’est aujourd’hui métamorphosée. Loin de ses idéaux philanthropiques initiaux de ”changer le monde”, sa structure unique défie les modèles d’entreprise traditionnels. Sa récente évolution est marquée par une prise de participation significative de Microsoft, à hauteur de 49%, qui a vu le licenciement de Sam Altman, personnalité souvent comparée à Steve Jobs pour son impact visionnaire. Ce parallèle s’arrête toutefois ici, car si Steve Jobs avait jadis uni son destin à celui de Microsoft, le contexte et les enjeux financiers diffèrent grandement. L’investissement de Microsoft dans OpenAI, initialement d’un milliard en 2019 et potentiellement de dix milliards supplémentaires en dernier lieu, bien que non confirmé, est d’une toute autre envergure comparé aux 150 millions de dollars injectés dans Apple en 1997. Cet accord pourrait permettre à Microsoft de récolter jusqu’à 75% des bénéfices d’OpenAI jusqu’à ce que l’investissement initial soit amorti. Dans ce contexte, peut-on vraiment réduire le départ de Sam Altman à une simple ”perte de confiance” du conseil d’administration dans sa capacité à diriger OpenAI ?
Sam Altman, l’homme clé ?
L’annonce de l’embauche de Sam Altman par Microsoft, si peu de temps après son départ d’OpenAI, soulève des questions. C’est Satya Nadella lui-même, le PDG de Microsoft, qui a révélé ce lundi 20 novembre que Sam Altman, ainsi que Greg Brockman, co-fondateur d’OpenAI, intégreraient une nouvelle division dédiée à la recherche en intelligence artificielle au sein de l’entreprise. Cette décision, seulement trois jours après son limogeage, semble presque prévisible au vu des récents investissements et collaborations entre Microsoft et OpenAI.
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Satya Nadella en fin stratège
La hâte avec laquelle le conseil d’administration d’OpenAI a agi, sans consulter Microsoft, a visiblement frustré Satya Nadella, PDG de Microsoft. Stéphane Roder, Président d’AI Builders et expert en stratégie data et IA, apporte un éclairage supplémentaire : «Microsoft est à la croisée des chemins : elle peut choisir d’acquérir OpenAI ou de séduire ses talents. Cependant, l’absence de représentation et d’influence de Microsoft au sein du conseil d’administration d’OpenAI est une faute stratégique. Microsoft se trouve ainsi en position vulnérable, partiellement dépossédée d’un atout stratégique essentiel, avec des conséquences potentiellement importantes sur les marchés à prévoir.»
« Nous restons engagés dans notre partenariat avec OpenAI et avons confiance en notre feuille de route de produits, notre capacité à continuer d’innover avec tout ce que nous avons annoncé lors de Microsoft Ignite »
Satya Nadella, PDG de Microsoft
Un remplaçant qui a fort à faire
Emmett Shear, co-fondateur de Twitch, a été désigné pour prendre la relève de Sam Altman à la présidence d’OpenAI, suite à son récent départ de Twitch. Il a manifesté sa détermination à faire la lumière sur les circonstances du départ d’Altman et envisage de restructurer l’équipe dirigeante pour optimiser le service client.
Toutefois en l’absence d’Altman à la tête d’Open AI, la startup aura-t-elle du mal à maintenir son rythme actuel ? Emmett Shear, a en tant que nouveau PDG d’OpenAI tenu a préciser ses plans pour OpenAI : « Je vais impulser des changements dans l’organisation — jusqu’à pousser fortement pour des changements de gouvernance significatifs si nécessaire. La stabilité et le succès d’OpenAI sont trop importants pour laisser le tumulte les perturber ainsi. Je m’efforcerai de répondre aux préoccupations clés, bien que dans de nombreux cas, je pense qu’il faudra plus d’un mois pour réaliser de véritables progrès. »
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Le lancement de la première version de ChatGPT le 30 novembre 2022 a marqué le début d’une compétition effrénée dans le domaine de l’intelligence artificielle générative. Comparée à l’émergence d’Internet pour son caractère révolutionnaire, l’IA générative a la capacité de créer des textes, du code, des images et des sons à partir de requêtes formulées en langage naturel. Toutefois, elle soulève également des préoccupations majeures quant à ses implications pour la démocratie, en raison du risque de désinformation, et pour l’emploi, avec le remplacement potentiel de certaines professions. Ironiquement, c’est Sam Altman qui a fait la démonstration que le premier poste éliminé par l’IA aura été… le sien.
Un avenir incertain
Cet incident chez OpenAI est susceptible de laisser des séquelles, tant au sein de l’entreprise qu’au niveau de Microsoft, qui pourrait envisager de se distancer des modèles développés par OpenAI dans les mois à venir. En effet, la compétition dans le domaine des modèles génératifs ne fait que s’intensifier.
Et une richesse technologique faite d’hommes
Les commentaires de Jean-Noël Barrot, Ministre délégué chargé du Numérique, ont pu paraître légers lorsqu’il a exprimé que Sam Altman et son équipe seraient les bienvenus en France, un pays qui s’emploie à orienter l’intelligence artificielle vers le bien commun. Toutefois, la réalité de la bataille pour attirer les talents est bien plus sérieuse. Elle suggère que l’IA, tout en ayant le potentiel de générer des revenus conséquents, devrait aussi être un vecteur d’idées humanistes et ouvertes, à l’image de ce que représente Kyutai. Cependant, l’attrait pour un retour aux fondements de l’Open Science pour les esprits les plus brillants montre ses limites quand l’enjeu financier atteint des sommets, avec des évaluations atteignant les 90 milliards de dollars. Cela révèle une tension entre les idéaux humanistes et les réalités économiques.
« La nouvelle équipe va construire quelque chose de nouveau et cela sera incroyable ».
Greg Brockman – Cofondateur d’OpenAI et salarié de Microsoft
Kyutai, l’OpenAI à la française
« Nous allons faire de l’Open Science et nous allons créer de l’Open Source d’entrainement. Nous avons vocation à partager cette sauce secrète »
Basée à Paris, la fondation est dotée d’un budget de près de 300 millions d’euros, financée par des contributions de 100 millions d’euros d’Iliad, 100 millions d’euros de CMA CGM, et près de 100 millions d’euros de la fondation d’Eric Schmidt, avec la participation d’autres investisseurs. Le but de Kyutai est de proposer une offre attrayante aux meilleurs talents français en IA, qui pourraient être tentés de travailler à l’étranger, et de devenir une plaque tournante dans l’écosystème français de l’IA.
L’équipe de recherche de Kyutai est composée de six éminents chercheurs français, dont trois anciens de Fair Paris (le laboratoire de recherche en IA de Facebook) – Alexandre Défossez, Edouard Grave, et Hervé Jégou, deux anciens de Google DeepMind – Laurent Mazaré et Neil Zeghidour, et Patrick Pérez, qui était auparavant directeur de l’IA chez Valeo. Patrick Pérez occupe le poste de directeur général de Kyutai, avec pour mission de recruter d’autres chercheurs expérimentés et d’accueillir des étudiants des meilleures formations françaises et européennes pour des stages, des doctorats et des post-doctorats.
« Le sujet c’est que nous sommes passionnés par créer des modèles qui soient créé ici avec nos spécificités. Nous ne voulons pas dépendre de ce qui a été inventé en dehors de nos frontières. »
Neil Zeghidour – Kyutai