Gouvernance
7 candidats aux Européennes répondent aux pros du numérique (épisode 3/3)
Par Thierry Derouet, publié le 02 mai 2024
Dans ce troisième volet dédié aux Européennes, Sven Franck (Volt), Pierre Beyssac (Parti Pirate) et Kévin Vercin (La France Insoumise), répondent — ou tentent de répondre — aux questions posées par les représentants du collectif Convergences Numériques*.
Les « petits candidats » de l’arène politique européenne souvent éclipsés médiatiquement se révèlent régulièrement plus avertis et engagés sur des dossiers spécialisés, réclamant une réelle passion et expertise, à l’instar du numérique. Malgré sa mise en avant par Emmanuel Macron dans le cadre de la dynamique de la « start-up nation », visant à booster l’attractivité de la France, à encourager l’émergence de « licornes » et à lutter contre la désindustrialisation, le numérique demeure sous-représenté dans les politiques publiques. Cette situation est d’autant plus critique que l’Europe doit, selon de nombreux observateurs, redoubler d’efforts d’investissement pour espérer voir naître des champions européens capables de résister à l’appétit des investisseurs majoritairement américains qui cherchent à capturer talents et innovations.
Dans ce contexte, l’action du commissaire européen Thierry Breton est saluée pour avoir renforcé les règlements des marchés, des services et de l’innovation technologique à travers des initiatives telles que le Digital Markets Act (DMA), le Digital Services Act (DSA), et l’AI Act. Cependant, un mouvement croissant appelle à une simplification de la réglementation, notamment du RGPD, pour alléger les contraintes bureaucratiques.
Les décideurs politiques européens sont pleinement conscients de la nécessité de ces nouvelles réglementations, non seulement pour protéger nos entreprises européennes contre la dépendance aux géants technologiques américains et chinois — Microsoft, Amazon, Google, Meta, Apple, Nvidia, pour faire face aux tactiques agressives d’entreprises comme Broadcom — mais aussi pour consolider la souveraineté numérique de l’Europe. La difficulté de coordonner une réponse européenne unifiée solide, notamment avec l’European Cloud Scheme (EUCS), révèle les défis des institutions européennes à agir avec une réelle volonté politique. Cette lacune politique est manifeste dans les tensions entre des nations telles que la France et l’Allemagne, cette dernière étant souvent perçue comme privilégiant ses intérêts économiques exportateurs au détriment de la souveraineté des données, essentielle à la sécurité et à l’indépendance de l’Europe.
Ce déficit de volonté politique pour défendre les intérêts numériques de l’Europe révèle un besoin urgent d’une stratégie plus coordonnée et plus audacieuse, capable de canaliser les investissements publics vers des secteurs clés et de protéger les acteurs européens des pratiques prédatrices internationales, tout en promouvant une vraie souveraineté numérique à travers le continent.
5/7 — Sven Franck propose d’avoir une perspective, une vision et un débat européen
Sven Franck, membre du mouvement Volt et spécialiste du logiciel libre, a présenté une vision résolument européenne lors de son intervention, évoquant l’importance d’une politique numérique cohérente et unifiée pour toute l’Union européenne. Originaire de Lille et de descendance allemande, il gère des projets de recherche européens dans les domaines de la défense et du numérique, incarnant ainsi l’esprit transnational avec un engagement fort pour une collaboration accrue entre les États membres.
Fondé dans le sillage du Brexit par trois étudiants de nationalités différentes, Volt aspire à renforcer l’unité européenne tout en luttant contre l’extrémisme nationaliste et en favorisant l’engagement citoyen, particulièrement chez les jeunes. Le mouvement promeut également une avancée concertée sur des défis majeurs tels que le changement climatique et la transition numérique. « Nous avons un programme commun partout en Europe… c’est essentiel à l’échelle européenne d’avoir une perspective, une vision et un débat européen », explique Franck, soulignant l’ambition de Volt de surpasser les divergences entre les pays membres et de forger un consensus européen sur les politiques clés.
Dans le domaine numérique, Franck a souligné trois principes fondamentaux : l’interopérabilité, pour assurer la compatibilité et la fonctionnalité à travers divers systèmes européens ; l’ouverture, avec un soutien accru pour les logiciels libres ; et la commercialisation efficace des innovations. Il est convaincu que ces principes peuvent considérablement enrichir le marché unique numérique européen.
En outre, Franck a participé à une discussion sur l’impact environnemental du secteur numérique, un sujet de plus en plus préoccupant au vu de la digitalisation croissante de la société.
Comment voyez-vous le rôle du numérique dans la réduction de l’empreinte carbone dans d’autres secteurs de l’économie ?
Sven Franck : « Nous développons des solutions open source qui permettent de réduire significativement les coûts de mise à jour des infrastructures télécom, passant d’une génération de réseau à l’autre juste par des mises à jour logicielles plutôt que par le remplacement du matériel. C’est une avancée majeure qui illustre comment le numérique peut contribuer à réduire l’empreinte carbone. Toutefois, il est regrettable que de telles innovations doivent souvent chercher des marchés hors d’Europe faute de soutien local. Cela souligne la nécessité d’une politique qui non seulement favorise l’innovation mais aussi soutient concrètement les entreprises européennes pour qu’elles puissent prospérer ici. »
6/7 – Pierre Beyssac propose de faire du logiciels libre, un outil pour assurer la souveraineté européenne
Pierre Beyssac, informaticien parisien aux racines auvergnates et membre éminent du Parti Pirate, a partagé sa vision passionnée de la technologie et de son rôle dans la modernisation de la démocratie. Selon lui, les outils numériques devraient être exploités non seulement pour améliorer la participation démocratique mais également pour réinventer les processus démocratiques traditionnels. « Nous aspirons à rénover la démocratie classique grâce au numérique, via des consultations et des débats publics », a-t-il affirmé, mettant en avant l’importance d’intégrer pleinement le numérique dans les processus démocratiques pour les rendre plus inclusifs et efficaces.
Beyssac a également mis en lumière l’engagement européen du Parti Pirate, qui, malgré certaines divergences, notamment sur la question du nucléaire, cherche à harmoniser ses positions à l’échelle européenne. « Nous sommes un parti radicalement européen », a-t-il déclaré, illustrant la volonté du parti de transcender les frontières nationales pour une cohésion sur les grands enjeux continentaux.
En réponse à la domination technologique des États-Unis et de la Chine, Beyssac a souligné le potentiel des logiciels libres comme levier de souveraineté.
Le rôle de la technologie dans la protection des libertés individuelles a aussi été un point clé de son discours. Beyssac a critiqué les pratiques de surveillance et a plaidé pour un numérique qui respecte et renforce les libertés fondamentales. « La technologie est perçue comme un outil d’émancipation, à condition d’en éliminer les effets oppressifs », a-t-il expliqué.
Il a enfin abordé le problème de la parité dans le secteur numérique, reconnaissant que c’est un problème persistant non seulement en France mais aussi dans toute l’Europe. Pour lui, c’est un domaine nécessitant une attention particulière pour assurer une évolution équitable du secteur.
Comment envisagez-vous le lien entre les modèles ouverts et les modèles fermés en IA pour favoriser l’innovation tout en préservant la propriété intellectuelle ?
Pierre Beyssac : « Je pense qu’il est essentiel d’utiliser au maximum les logiciels libres pour développer des IA européennes. Les modèles de fondation, comme ceux proposés par les grands acteurs américains, montrent qu’il est possible d’offrir des modèles presque libres pour contrer l’hégémonie. Cependant, pour les acteurs du CAC 40 et autres, il est crucial de ne pas mettre leurs données dans des services qui pourraient compromettre leur confidentialité. Cela souligne la nécessité de développer et de déployer leurs propres IA, en s’appuyant sur des logiciels libres pour garantir une pleine maîtrise et souveraineté de leurs technologies. »
7/7 — Kévin Vercin plaide pour une relocalisation des centres de données en Europe
Kévin Vercin, doctorant en science politique et candidat de La France Insoumise pour les élections européennes, a souligné les défis auxquels l’Europe est confrontée dans le domaine du numérique. Pour lui les sujets « du numérique et de l’intelligence artificielle, illustrent les faillites que l’Union européenne a pu organiser au cours des années », critiquant ainsi la dépendance de l’Europe envers les géants technologiques et d’autres puissances comme les États-Unis.
Vercin a mis en lumière le déséquilibre des investissements en intelligence artificielle entre les États-Unis et l’Europe, pointant du doigt le manque de soutien de la puissance publique européenne comparé à celui des États-Unis. Il a insisté sur l’importance cruciale des investissements publics dans ce secteur pour ne pas « louper le coche de l’intelligence artificielle » et pour assurer l’autonomie stratégique de l’Europe.
L’orateur a également plaidé pour une relocalisation des centres de données en Europe et un renforcement des capacités en supercalculateurs pour éviter une nouvelle perte de terrain dans la technologie de pointe. Selon lui, « il faut une action publique forte pour relocaliser un maximum nos centres de données au sein du continent européen », en appelant à une action déterminée pour sécuriser les infrastructures critiques telles que les câbles sous-marins.
Pensez-vous que le numérique est une clé majeure réindustrialiser l’Europe de manière écologique ? Avez-vous des solutions pour pallier le déficit de personnel qualifié dans les spécialités du numérique ?
Kévin Vercin : « Je suis d’accord pour dire que le numérique a un rôle majeur à jouer pour répondre aux enjeux de la crise écologique. Cependant, nous ne devons pas minorer le problème de sa consommation énergétique. Pour ce qui est des spécialités du numérique, il est essentiel d’augmenter les investissements publics dans l’enseignement supérieur pour développer nos capacités de formation. À court terme, face à la pénurie de talents, nous devons reconnaître la nécessité d’une immigration qualifiée, notamment pour attirer des spécialistes de régions comme l’Inde où 20% des ingénieurs du monde sont capables de produire des circuits intégrés. »
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