Eco
Régulation ou abdication : l’Europe face au défi Trump-Musk
Par Thierry Derouet, publié le 22 janvier 2025
Avec le retour de Trump à la Maison-Blanche et les dérives de Musk sur les réseaux sociaux, le numérique américain semble sombrer dans l’anarchie. L’Europe peut-elle encore défendre ses valeurs et préserver sa souveraineté ?
La révocation du décret 14110 par Donald Trump, texte signé par Joe Biden pour encadrer l’intelligence artificielle, symbolise un tournant majeur dans la gouvernance technologique américaine. Ce décret, adopté en 2023, visait à prévenir les dérives algorithmiques, imposer des tests de sûreté et renforcer la transparence des systèmes d’IA. À travers l’Institut américain de sécurité de l’IA, il ambitionnait d’instaurer des standards éthiques pour une utilisation responsable de cette technologie. Désormais, cet institut est menacé, tout comme les efforts pour concilier innovation technologique et responsabilité sociétale.
Une dérégulation en continuité avec des choix controversés
La décision de Trump reflète sa vision libertarienne : une minimisation des interventions fédérales pour maximiser l’innovation. Cependant, cette philosophie trouve des échos dans des politiques antérieures. Sous la présidence Biden, le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), prolongé en avril 2024 pour deux ans, avait déjà suscité de vives critiques. Ce texte permet aux agences américaines de collecter des données personnelles sur des citoyens étrangers (et américains) via les serveurs de fournisseurs de services cloud domiciliés aux États-Unis.
Initialement présenté comme une mesure de lutte contre le terrorisme, le FISA s’est transformé en outil de surveillance de masse, alimentant les craintes des États européens sur leur souveraineté numérique. Cette réalité met en lumière une ambiguïté : la régulation, lorsqu’elle est mal encadrée, peut devenir un levier d’intrusion dans les libertés individuelles.
L’accord Data Privacy Framework (DPF), signé sous Biden pour encadrer les transferts de données transatlantiques, illustre également cette problématique. Ce texte, critiqué pour sa permissivité, donne aux agences américaines des prérogatives étendues, affaiblissant la protection des données des citoyens européens face aux géants du numérique.
TikTok : un sursis stratégique
Parmi les premières décisions de Trump, un décret a été signé pour accorder un sursis de 75 jours à TikTok, plateforme que l’administration Biden avait classée comme une menace pour la sécurité nationale. Adoptée en avril 2024, la loi de Biden exigeait que ByteDance, maison mère chinoise de TikTok, vende sa division américaine avant janvier 2025. Le décret de Trump suspend temporairement cette obligation et interdit au ministère de la Justice de prendre des mesures pour faire appliquer l’interdiction pendant cette période.
Cette décision s’inscrit dans un contexte de tensions entre régulation des réseaux sociaux et liberté d’expression. Trump et ses alliés ont régulièrement accusé l’administration Biden d’utiliser les plateformes numériques pour censurer des opinions divergentes, notamment sur la vaccination ou les élections. Ironiquement, Trump lui-même n’a pas hésité à qualifier les journalistes d’« ennemis du peuple » et à engager des poursuites contre ses critiques.
Musk et l’AfD : un précédent inquiétant
Elon Musk, souvent perçu comme un acteur incontournable de la tech, incarne à lui seul les tensions autour de la gouvernance numérique. Le 9 janvier dernier, il a débattu en direct sur X (ex-Twitter) avec Alice Weidel, figure de proue de l’Alternative für Deutschland (AfD). Pendant une heure, Musk et Weidel ont échangé sur des thèmes controversés, dont les politiques migratoires et la liberté d’expression.
Les données montrent que, depuis cet échange, le parti d’extrême droite allemand a considérablement accru sa visibilité sur X : le compte d’Alice Weidel a cumulé plus d’un million de vues en deux semaines, surpassant de loin ses rivaux politiques. Le candidat écologiste Robert Habeck, par exemple, n’a comptabilisé que 300 000 vues sur la même période.
Cet événement met en lumière la capacité des grandes plateformes technologiques à influencer les débats publics. Musk, en refusant de garantir un accès libre aux données de X conformément au Digital Services Act (DSA) européen, alimente les critiques. La Commission européenne a d’ailleurs ouvert une enquête pour vérifier la conformité de X aux règles du DSA, un rappel des tensions croissantes entre Bruxelles et les géants de la Silicon Valley.
Des géants de la tech en recul
Les premiers effets du retour de Trump se font déjà sentir. Les grandes entreprises technologiques, telles que Meta et Google, semblent opérer un retrait progressif des initiatives de modération des contenus. La vérification des faits, autrefois mise en avant, est désormais reléguée au second plan, et les agences gouvernementales sont pressées de réduire leur rôle dans la régulation des plateformes.
Cette tendance reflète une volonté de revenir à un environnement numérique moins encadré, où les plateformes ont le champ libre pour établir leurs propres règles. Ce recul soulève des inquiétudes quant à la prolifération de la désinformation et à l’absence de garde-fous face à des discours nuisibles ou extrémistes.
L’Europe face à la souveraineté numérique
Ces évolutions transatlantiques ravivent le débat sur l’autonomie européenne en matière numérique. Des voix appellent à revoir le Data Privacy Framework, jugé insuffisant pour protéger les données des citoyens européens contre les abus des agences américaines. En parallèle, le débat sur le European Cybersecurity Certification Scheme (EUCS), qui pourrait établir un cadre de certification cloud européen, suscite des tensions.
Certaines parties plaident pour un assouplissement temporaire des critères les plus stricts, tels que ceux du SecNumCloud, afin de renforcer l’unité européenne tout en limitant la dépendance vis-à-vis des géants américains.
Des décrets spectaculaires, mais juridiquement fragiles
Les décrets présidentiels de Trump, notamment la révocation du décret 14110, risquent de se heurter à des contestations judiciaires. L’exemple de son décret migratoire de 2017, suspendu puis révisé, montre les limites de ces initiatives lorsque leur légalité est mise en question.
La suppression des garde-fous sur l’IA, bien qu’elle puisse accélérer l’innovation, pourrait également aggraver les inégalités technologiques et les violations des droits numériques. Ces décisions, déjà critiquées par des experts en éthique, reflètent une vision où l’innovation désormais prime sur les enjeux sociétaux et les risques pour les individus. Ce qui n’est pas acceptable.
Un défi pour l’Europe
Alors que les États-Unis s’engagent sur la voie de la dérégulation, l’Europe doit se positionner comme un rempart contre les dérives d’un « Far West » technologique. Les récents développements, de l’abrogation du décret 14110 aux collusions entre acteurs privés et figures politiques controversées, rappellent l’urgence d’une régulation forte et unifiée.
L’Union européenne dispose déjà d’outils prometteurs, tels que le Digital Services Act (DSA), le Data Privacy Framework (DPF) et le European Cybersecurity Certification Scheme (EUCS). Cependant, ces initiatives nécessitent une application rigoureuse et des ajustements pour répondre à l’influence croissante des géants technologiques américains et à la pression exercée par des approches libertariennes comme celles de Trump et Musk.
Face à cette dynamique, il ne s’agit pas seulement de défendre des valeurs démocratiques, mais aussi de garantir la compétitivité de l’Europe dans un marché numérique mondial dominé par des intérêts privés. L’heure n’est plus aux demi-mesures : l’Europe doit affirmer sa souveraineté numérique, renforcer ses capacités technologiques locales et imposer des normes éthiques et sécuritaires à tous les acteurs, qu’ils soient européens ou étrangers.
À LIRE AUSSI :
$TRUMP et $MELANIA : les cryptomonnaies au service d’un agenda libertarien
Savez-vous ce qui se cache réellement derrière « $TRUMP » et « $MELANIA », ces nouvelles cryptomonnaies lancées par le président américain fraîchement réélu ? Ces memecoins, inspirés par des mèmes ou figures emblématiques, ont rapidement capté l’attention des investisseurs et des observateurs politiques, tant aux États-Unis qu’en Europe.
Avec leur lancement, Donald Trump réaffirme son soutien total à l’industrie de la cryptographie. Pour ses partisans, ces initiatives traduisent une volonté de démocratiser l’accès aux marchés numériques. Pour ses détracteurs, elles symbolisent une tentative de remodeler l’économie sur un modèle libertarien, où les régulations jugées contraignantes seraient écartées au profit d’une innovation sans limites.
Si ces memecoins suscitent autant d’enthousiasme que de controverses, leur popularité croissante reflète une vision plus large : celle d’un État qui réduit son rôle au profit d’une économie dominée par des initiatives privées et des spéculateurs. $TRUMP et $MELANIA incarnent ainsi un nouveau paradigme dans lequel les cryptomonnaies deviennent un levier politique autant qu’un objet de spéculation.
Alexandra Geese, députée verte au Parlement européen, a qualifié ce type d’initiatives de « nouvel outil de corruption politique », redoutant que les responsables américains n’exploitent le fonctionnement anonyme de la blockchain pour s’enrichir ou tisser des réseaux d’influence. Tagesspiegel Background rappelle que l’Union européenne, elle, a choisi de légiférer sur les marchés de crypto-actifs (MiCA) depuis 2023, afin d’éviter ce qu’elle considère comme des excès potentiellement dangereux.
(Pour rappel, un memecoin est une cryptomonnaie issue d’un mème Internet ou d’une blague virale. Dépourvus d’utilité transactionnelle réelle, les memecoins sont considérés comme des actifs hautement spéculatifs.)
À LIRE AUSSI :