La cour des comptes reproche à l'Etat de ne pas s'intéresser au ROI et aux gains de productivité de ses projets numériques

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Efficacité des projets numériques de l’État : la Cour des comptes tire (encore) la sonnette d’alarme

Par Laurent Delattre, publié le 07 février 2025

La Cour des comptes étrille une nouvelle fois la gestion des projets numériques publics, incapables de démontrer leurs gains de productivité. Évaluations superficielles, suivi inexistant, indicateurs non harmonisés et trop rares… Le gendarme de l’emploi des fonds publics exhorte l’État à intégrer enfin la productivité dans sa stratégie numérique.

La Cour des comptes vient de publier un nouveau rapport assez sanglant sur la gestion des projets de transformation numérique de l’État et plus particulièrement sur la question des gains de productivité engendrés et de leur mesure. Ou plutôt de leur absence de mesure ! La Direction du Budget (DB), la Délégation interministérielle à la transformation publique (DITP), la Direction générale des finances publiques (DGFiP), l’Agence pour l’informatique financière de l’État (AIFE) et bien évidemment la DINUM (Direction interministérielle du numérique) en prennent pour leur grade !

Un concept de productivité numérique ignoré par l’État

Selon la Cour des comptes, si la numérisation a pour objectif affiché d’améliorer le fonctionnement des services publics, en simplifiant les démarches et en optimisant les processus, l’État ne met pas en place de véritable stratégie pour suivre et quantifier ces gains de productivité. Ce concept, pourtant central dans toute entreprise du secteur privé, reste insuffisamment développé au sein de l’administration.

En cause notamment, la difficulté à réaliser de telles mesures dans un cadre non marchand. Contrairement aux entreprises, qui peuvent évaluer la productivité en fonction du rapport entre les ressources engagées et les résultats obtenus, les administrations manquent d’outils efficaces pour mesurer précisément leur propre productivité. La Cour note que les indicateurs de performance budgétaire, notamment ceux issus de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), se focalisent davantage sur l’efficience et l’efficacité des services publics sans véritablement intégrer une notion de productivité. Moins de 2 % des indicateurs budgétaires de performance associent directement une production administrative aux moyens engagés, ce qui empêche d’évaluer précisément les effets des investissements numériques.

Par ailleurs, la Cour des comptes relève que l’amélioration de la productivité n’est que rarement un objectif explicite dans la mise en place des grands projets numériques. Ces derniers sont souvent justifiés par d’autres motivations, telles que la mise en conformité avec des engagements réglementaires, la modernisation de systèmes obsolètes ou la réponse aux attentes politiques et sociétales.

En outre, cette absence d’objectivation des gains économiques conduit à des décisions d’investissement qui ne tiennent pas compte des bénéfices attendus, et donc à une sous-exploitation du potentiel de transformation numérique pour optimiser les ressources de l’État.

Des cibles désignées

Au passage l’organisme de contrôle épingle nombre d’institutions françaises en charge des projets numériques de l’État. Et en tout premier lieu la DINUM qui n’est, une nouvelle fois, pas épargnée par la Cour des comptes. Chargée d’émettre un avis conforme sur les grands projets numériques dont le coût dépasse 9 millions d’euros, la DINUM concentrerait trop ses évaluations sur les aspects techniques, méthodologiques et budgétaires, sans suffisamment analyser ni critiquer les gains de productivité annoncés par les porteurs de projets. En outre, la DINUM ne jouerait pas de rôle actif dans le suivi des gains de productivité une fois les projets mis en oeuvre. La Cour des comptes lui reproche de ne pas mettre en place de mécanismes pour mesurer l’impact réel des projets numériques sur la productivité des administrations. Typiquement, le panorama semestriel des grands projets numériques remis au Premier ministre ne traite quasiment jamais de ces gains. Et lorsqu’un projet connaît des dérives budgétaires ou techniques, la Dinum se focalise sur la maîtrise des coûts et des délais mais ne remet pas en question les projections de productivité initiales.

La Cour critique également le périmètre d’action de la DINUM. Son intervention se limite essentiellement aux enjeux informatiques et de gouvernance de projet sans intégrer une approche économique et budgétaire approfondie.

Mais la DINUM n’est pas la seule institution pointée du doigt. La Cour critique le rôle limité de la Direction du Budget (DB) dans l’évaluation des projets numériques. Bien qu’elle soit censée veiller à l’optimisation des dépenses publiques, elle ne participe pas suffisamment à l’analyse des gains de productivité attendus des projets numériques.

La DITP, chargée de la modernisation de l’action publique et du Fonds de transformation de l’action publique (FTAP), est également pointée du doigt pour son manque de rigueur dans le suivi des gains de productivité. Bien que le FTAP impose aux projets candidats d’annoncer des gains de productivité, ces évaluations restent déclaratives et rarement vérifiées en profondeur. Selon la Cour des comptes, la DITP ne remet quasiment jamais en question les hypothèses avancées par les porteurs de projet et ne conduit pas d’audits approfondis pour s’assurer que les gains annoncés sont atteints. Et une fois le financement accordé, le suivi des économies réalisées est lui aussi quasi inexistant, ce qui empêche d’évaluer l’efficacité réelle des investissements publics.

L’AIFE, qui gère des outils financiers comme Chorus, est épinglée pour ne pas avoir suffisamment anticipé les enjeux de productivité dans la modernisation de ses systèmes de gestion financière.

Finalement, c’est la DGFiP qui s’en sort le mieux puisqu’elle est favorablement citée à plusieurs reprises dans le rapport pour avoir mené certains projets numériques avec des gains de productivité importants. Toutefois, la Cour des comptes estime que cette direction pourrait améliorer ses méthodes de suivi des bénéfices attendus des projets numériques. Alors que Chorus Pro est conçu pour optimiser la gestion des factures et que le projet PILAT vise à mesurer les gains de productivité, la DGFiP ne met toujours pas en place des indicateurs analytiques rigoureux pour en évaluer l’impact.

Des recommandations bien avisées

Face à ces lacunes, la Cour des comptes émet plusieurs recommandations pour améliorer la prise en compte et le suivi des gains de productivité liés aux projets numériques.

Elle propose en premier lieu de rendre systématiques les études d’impact et de retour sur investissement avant le lancement des grands projets, en impliquant directement les services utilisateurs. Cela permettrait de mieux évaluer les économies et les améliorations de service attendues et d’assurer un suivi des résultats obtenus.

La Cour recommande également de renforcer la procédure d’évaluation des projets pilotée par la Direction interministérielle du numérique (DINUM) en y intégrant explicitement la question des gains de productivité et en associant la Direction du budget à cette évaluation.

Autre axe d’amélioration suggéré, une mise en place systématique d’indicateurs analytiques harmonisés permettrait de mesurer plus précisément l’atteinte des objectifs et la mobilisation des ressources. Les outils existants aujourd’hui ne permettent pas un suivi efficace de l’impact des investissements numériques. Le développement d’une comptabilité analytique, intégrée dans un cadre de gestion partagée, permettrait d’identifier plus précisément les effets des réformes et d’ajuster les décisions en conséquence.

Enfin, la Cour des Comptes insiste sur le potentiel de l’intelligence artificielle comme levier d’amélioration de la productivité au sein de l’État. Même si l’IA n’est évidemment pas une solution miracle, la Cour recommande de prioriser les projets numériques intégrant l’IA lorsque ces derniers apportent des gains de productivité documentés et mesurables. Elle souligne également l’importance d’une approche interministérielle pour assurer une meilleure coordination des initiatives et éviter les redondances ou les investissements inefficaces.

Au final, on retiendra que la Cour des comptes reproche une fois de plus à l’État de ne pas suffisamment intégrer l’objectif de productivité dans ses stratégies numériques et de ne pas mesurer avec précision les résultats des investissements réalisés. Pour corriger cette situation, elle propose de structurer davantage l’évaluation des projets numériques, d’en renforcer le cadrage, et de mettre en place une comptabilité analytique afin d’améliorer le suivi des gains de productivité grâce à des indicateurs plus précis et surtout harmonisés voire standardisés. À l’heure où le gouvernement ne jure que par les coupes budgétaires et se plaint de l’inefficience des services, il n’y a plus qu’à espérer que ces recommandations trouveront l’écho qu’elles méritent dans les méandres de nos institutions et qu’elles ne rejoindront pas la longue liste des rapports oubliés dans les insondables tiroirs ministériels…

* Pour illustrer l’approche du projet PILAT, un exemple typique concerne la dématérialisation des services administratifs. Actuellement, de nombreux projets de transformation numérique sont lancés sans évaluation rigoureuse de leur impact réel. Par exemple, la mise en place d’une plateforme de téléservices peut être perçue comme un progrès, mais sans indicateurs précis sur le gain de temps pour les usagers ou la réduction des coûts de traitement pour l’administration, il est impossible de mesurer son efficacité. PILAT vise à structurer ce suivi en imposant des critères harmonisés de productivité, comme le temps économisé par dossier traité ou l’évolution des coûts opérationnels.


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