Data / IA

Bernard Gavgani : « Il faut qu’on assume notre légitimité en Europe et qu’on en soit fiers »

Par Thierry Derouet, publié le 10 février 2025

C’est à quelques heures du sommet pour l’IA – au salon Cyber IA au Palais des Congrès* – que Bernard Gavgani, Group CIO de BNP Paribas et membre du Comité exécutif du Groupe, a livré un retour d’expérience franc et concret sur l’intégration de l’IA.

C’est avec un sourire malicieux que Bernard Gavgani, s’est souvenu d’une anecdote qu’il aime raconter pour illustrer la force d’innovation des banques. Au début du siècle dernier, JP Morgan a financé le premier grand réseau de télécommunications pour relier Londres à Chicago et ainsi accélérer le trading des matières premières. Cette pointe d’histoire témoigne d’une règle assez immuable selon notre interlocuteur : « Les grandes innovations dans le monde de l’informatique ont toujours commencé par les banques. »

Le décor est planté : Bernard Gavgani insiste sur l’enthousiasme, mais aussi la prudence avec laquelle il faut aborder les avancées de l’IA, notamment l’IA générative. BNP Paribas, qui compte 180 000 collaborateurs et opère dans 65 pays, dont 48 000 personnes dans ses équipes IT, œuvre depuis longtemps au déploiement de l’intelligence artificielle. Selon son Group CIO, l’adoption de l’IA ne date pas d’hier dans la banque. « Nous avons commencé depuis assez longtemps à travailler sur l’IA dans son ensemble, souligne-t-il. Il y a plus de 3000 spécialistes experts dans le domaine qui œuvrent aujourd’hui chez BNP Paribas. »

Un riche éventail de cas d’usage

Le chiffre claque, autant que celui des 700 cas d’usage déjà déployés dans l’organisation. Analyses prédictives, automatisations de process, sécurité… Les domaines d’application ne manquent pas, et il est facile de s’y perdre tant l’IA se glisse dans chaque recoin du système d’information d’un groupe d’envergure internationale. Pour clarifier les choses, Bernard Gavgani mentionne plusieurs initiatives : « Nous avons, par exemple, déployé environ 5000 licences Copilot. Nous les avons mises à disposition de nos collaborateurs, mais toujours dans un cadre sécurisé. Il faut être sûr de ce qu’on fait, et c’est encore plus vrai pour une banque régulée. »

La notion de conformité revient d’ailleurs systématiquement chez le CIO. Il le reconnaît, les régulations bancaires imposent un cadre strict et peuvent sembler restrictives. Mais c’est aussi la garantie de maîtriser les risques : « Nous sommes une société régulée. Il ne suffit pas que nous, les équipes IT, trouvions l’idée brillante. Il faut que nos projets et nos usages de l’IA soient conformes à la réglementation. Nous avons d’ailleurs réorganisé l’IT du Groupe en juin dernier pour placer une équipe experte en centrale, chargée des contrôles et de la validation en amont de la mise en production. Cette équipe vérifie aussi que nos modèles soient bien monitorés. »

Anticiper pour intégrer l’innovation

Cette rigueur et ces contrôles n’empêchent pas BNP Paribas de maintenir un rythme de déploiement rapide. Pour chaque technologie émergente, l’idée est de se demander comment l’intégrer au paysage existant sans compromettre la continuité de service. Tout repose, selon Bernard Gavgani, sur une double exigence : garder la résilience et préserver la confiance des clients. Et lorsqu’on demande au patron de l’IT du Groupe comment il fait pour concilier ces objectifs dans un environnement en évolution constante — il suffit de voir la vitesse à laquelle ont émergé ChatGPT, Mistral ou d’autres systèmes d’IA générative —, il insiste sur un mot-clé : l’anticipation.

« La responsabilité d’un DSI et de son équipe, c’est d’anticiper. L’interopérabilité entre les systèmes est cruciale. Les choix que nous faisons aujourd’hui doivent fonctionner demain. Il faut également penser la façon dont on redessine les process pour que l’IA puisse vraiment donner sa pleine mesure. En mettant juste un outil d’IA, quel qu’il soit, sur des systèmes batch, on n’obtiendra pas de bénéfices. Le futur est maintenant : transactions, cybersécurité, détection de fraudes, supervision. Cela signifie qu’il est nécessaire de revoir en profondeur l’infrastructure de base pour qu’elle permette une intégration facile avec les innovations futures. »

Derrière ces perspectives techniques se cache une question centrale : les agents IA vont-ils remplacer les collaborateurs ? Le sujet est abordé, mais Bernard Gavgani l’écarte d’un geste de la main. Nous aurons des agents pour nous guider dans nos choix, en tant que consultants. Cependant, un agent ne remplacera jamais un DSI ou un développeur expérimenté. L’intelligence artificielle (IA) ne peut pas rivaliser avec la créativité et l’expertise d’un collègue qui excelle.

L’IA, créatrice de métiers

Pour autant, il ne nie pas le fait que, à terme, des tâches entières seront gérées de manière plus autonome, libérant ainsi du temps précieux pour les spécialistes. Ce temps disponible peut servir à approfondir l’innovation dans le système d’information, à imaginer d’autres services et à s’investir dans la cybersécurité, un domaine où l’IA a également beaucoup à offrir. « Lorsque nous disons que le système d’information sera en temps réel, cela signifie que la détection d’incidents de sécurité devra, elle aussi, se faire en temps réel. Nous comptons déjà 2800 personnes dédiées à la cybersécurité, et elles ont besoin d’outils pour identifier, stopper et réparer les attaques, sans abîmer le système. Les solutions d’IA que nous développons nous rendent cela possible. »

La révolution IA entraîne la création de nouveaux métiers, affirme le Groupe CIO. Il évoque l’émergence d’équipes spécialisées dans l’architecture des modèles, leur intégration ou leur validation. Tester et mesurer la performance d’un modèle, s’assurer qu’il s’adapte de façon correcte et éthique, surveiller ses dérives, réagir instantanément en cas de comportement douteux : voilà autant de rôles internes à inventer. Autant de postes pour des femmes et des hommes qualifiés. « On a besoin de talents et tout le monde se bat pour les avoir. Il faut aller les chercher dans les écoles, dans les centres de recherche. Nous ciblons beaucoup les femmes, parce que c’est dommage de se priver de 50 % de l’intelligence de l’être humain. Autrefois, elles étaient d’ailleurs majoritaires dans l’informatique, puis on les a perdues. À nous de les ramener. »

De fait, BNP Paribas organise des programmes de formation, met en place des communautés de pratique, ouvre des partenariats avec des start-up comme Mistral, dont Bernard Gavgani est fier de dire qu’elle est déjà connue aux États-Unis : « Quand je visite les grandes sociétés américaines, elles connaissent Mistral et vantent son savoir-faire. On doit être fiers de ce que nous faisons en Europe. »

Europe, environnement : deux grands axes d’innovation responsable

Cette fierté européenne, il la partage avec d’autres chefs d’entreprise et responsables politiques. Tous se demandent comment accélérer la recherche et rapprocher les acteurs, y compris au-delà des frontières. Récemment, il se rendait à Berlin où l’ambassadeur de France avait réuni chercheurs, industriels et patrons de la tech pour définir les priorités de demain. Il affirme que l’Europe n’a pas à rougir face aux géants chinois ou américains. « On a les meilleurs mathématiciens, les meilleurs chercheurs. Quand on voit la créativité dont font preuve les Français et nos voisins, on se dit qu’on a légitimement notre carte à jouer. »

Un autre grand sujet évoqué, y compris lors de ce salon Cyber IA, est la question environnementale. Les GPU, les serveurs, le refroidissement des data centers, mais aussi la sobriété numérique ou la spécialisation des modèles : tous ces aspects influencent l’empreinte carbone. Selon le Group CIO, la banque doit s’attaquer au défi écologique sous différents aspects. « Il y a d’abord le choix des matériels, avec la question du refroidissement liquide, par exemple. Ensuite, il y a la question de l’énergie. La France est bien positionnée avec le nucléaire, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut gaspiller. Puis la taille des modèles compte. Pas besoin d’un énorme modèle pour chaque usage. Enfin, l’éducation des utilisateurs est cruciale : on n’a pas tous besoin de s’amuser à créer dix mille images ou vidéos. C’est utopique, mais il faut former les gens à la sobriété. Surtout, l’IA peut apporter des solutions écologiques, pour optimiser une consommation électrique, prévenir des feux de forêt… C’est un vaste sujet qui mériterait, à lui seul, une demi-heure. »

Une transformation continue, entre batch et temps réel

Bernard Gavgani aborde la transformation numérique en général et l’intelligence artificielle en particulier avec un mélange d’enthousiasme et de prudence. Le monde bancaire, soumis à de forts impératifs de sécurité et de réglementation, n’avance pas tête baissée, mais il n’en reste pas moins un pionnier, convaincu qu’il faut agir vite pour capter les opportunités de la data et des nouveaux algorithmes. Quand certains craignent un emballement qui nous dépasserait, le Group CIO prône la clarté des processus, l’orchestration à grande échelle et la communication interne. La parole est d’autant plus nécessaire qu’embarquer 180 000 salariés dans une même direction n’a rien de trivial.

« Il faut expliquer à tous à quoi sert l’IA, ce qu’elle peut faire et ne pas faire, rappelle-t-il. Et puis il faut être prêt à former nos propres équipes IT, qui comptent 48000 personnes, mais aussi l’ensemble des collaborateurs. L’IA concerne tout le monde. »

Le chemin reste long, car il nécessite de réorganiser des secteurs entiers du système d’information, en passant du traitement par lots au temps réel, tout en assurant un suivi permanent des modèles et en protégeant les données. « On a accumulé des données depuis des années, un peu partout, parfois dans des disques achetés à la va-vite. Aujourd’hui, la question est : comment trier et taguer ces informations pour savoir qui a le droit de les voir, et à quelle fin? L’IA générative interagit avec toutes ces données, c’est pour ça qu’il faut un travail colossal de classification, avant même de parler d’innovation. »

Rien de tout cela ne décourage Bernard Gavgani. Il observe avec intérêt la frénésie des agents autonomes, ces IA censées dialoguer entre elles, mais se montre prudent sur l’échéance de leur déploiement. « Honnêtement, on n’y est pas encore. Il faudra sûrement des limites et du contrôle, parce que l’idée de me retrouver face à une suite d’agents qui discutent entre eux, c’est un peu difficile à envisager. Mais c’est un sujet d’expérimentation, et on veille toujours à garder cette capacité d’arrêter un modèle quand il se comporte mal. »

Le mot de la fin revient peut-être à cette promesse qu’il répète avec conviction : « L’IA sera toujours un conseiller et ne remplacera jamais complètement l’humain. » Pour le patron de l’IT de BNP Paribas, l’avenir s’écrit au présent. Tout va très vite, parfois trop vite, mais les banques ont déjà prouvé par le passé qu’elles pouvaient être à la pointe. Elles comptent bien le rester, en conjuguant innovation, sécurité et sens de la responsabilité.

* Propos recueillis par Frédéric Simottel


Les 7 piliers de Bernard Gavgani pour une IA sécurisée et humaine

À partir de cette intervention, nous avons retenu 7 piliers dans la démarche opérée au sein de BNP Paribas.

1. Placer l’humain au centre de la transformation

Bernard Gavgani l’affirme : « Jamais un agent ne remplacera un DSI, et encore moins un développeur performant ». L’IA doit rester un « conseiller » au service des équipes.

2. Miser sur la formation et la coopération

Qu’il s’agisse de former 48 000 collaborateurs IT ou l’ensemble des 180 000 salariés, la sensibilisation est cruciale. L’objectif : faire comprendre l’IA à tous les niveaux, tout en attirant les talents, notamment féminins.

3. Repenser les processus et le temps réel

« On ne peut pas se contenter de brancher l’IA sur des systèmes batch », précise Bernard Gavgani. Anticiper, redesign des process, interopérabilité : autant de conditions pour que l’IA tienne ses promesses à l’échelle d’un groupe international.

4. Garantir la sécurité et la conformité

Chez BNP Paribas, la réglementation bancaire impose des contrôles rigoureux. « Nous sommes une société régulée », rappelle le CIO. Sécuriser les modèles et valider chaque mise en production sont des impératifs pour protéger les données clients.

5. Classifier les données de manière granulaire

L’enjeu d’une IA générative réside dans l’accès massif aux informations. Il faut donc déterminer les niveaux de sensibilité et savoir « qui peut voir quoi ». Sans ce travail colossal de tri et de tagging, l’entreprise s’expose à des risques majeurs.

6. Tenir compte des enjeux environnementaux

Refroidissement liquide, taille des modèles, sobriété numérique, « éducation » des utilisateurs : pour Bernard Gavgani, l’impact écologique de l’IA impose de réfléchir en amont, tout en exploitant les possibilités de l’IA pour optimiser l’énergie ou prévenir les feux de forêt.

7. Collaborer avec l’écosystème européen

Bernard Gavgani cite notamment Mistral, start-up française reconnue outre-Atlantique. Pour lui, l’Europe a toute légitimité en IA grâce à ses chercheurs et à son savoir-faire. Il préconise de travailler main dans la main avec les start-up et les centres de recherche pour innover durablement.

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