Gouvernance

David Chassan (Outscale) : « Avec le CSF, le temps des preuves d’amour est venu »

Par Thierry Derouet, publié le 25 avril 2025

Deux ans après son lancement, le contrat stratégique de filière (CSF) « Logiciels et solutions numériques de confiance » a été signé à Bercy. Si les industriels saluent une reconnaissance symbolique, ils attendent désormais des actes. Pour David Chassan, directeur de la stratégie d’Outscale, l’heure n’est plus aux promesses, mais aux engagements concrets. Budget, commande publique, calendrier : l’État est prié de passer des mots aux preuves d’amour.

Une signature attendue, mais un goût de déjà-vu. La scène est connue. Les couleurs de la République et de l’UE hissées, formules bien rodées, déclarations solennelles sur la ”souveraineté numérique”. Le 22 avril dernier, Bercy officialisait la signature du contrat stratégique de filière (CSF) « Logiciels et solutions numériques de confiance » par l’État, le président du comité et l’organisation syndicale CFE-CGC. Une annonce très attendue, après plus de deux ans de travaux et quelque trois cents entretiens menés sous l’impulsion de Michel Paulin.

Clara Chappaz, ministre déléguée au numérique et à l’IA, a tenu à rappeler que « des solutions européennes, innovantes et compétitives existent », y compris dans les domaines du cloud, de l’IA et du quantique. Objectif : structurer l’offre et renforcer sa visibilité grâce à un collectif associant État et industriels.

Entre volonté politique et austérité budgétaire

Marc Ferracci, ministre de l’Industrie et de l’Énergie, a placé cette initiative dans la logique plus large d’une reconquête industrielle : « Il est indispensable que la Nation choisisse son destin. » L’intention est claire, mais l’accompagnement budgétaire reste à confirmer. Philippe Baptiste, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a insisté sur la formation et la R&D comme leviers d’autonomie stratégique. Là encore, la promesse est là — les moyens, eux, tardent à suivre.

Dans son ''mot du président'', Michel Paulin a rappelé que la filière a généré 23,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023, avec une croissance annuelle dépassant les 10 %.

Dans son ”mot du président”, Michel Paulin a rappelé que la filière a généré 23,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023, avec une croissance annuelle dépassant les 10 %. Pourtant, aucun euro nouveau n’a été fléché pour l’instant. Pourtant, Clara Chappaz, elle-même, le souligne : « La France, comme l’Europe, sont dépendantes de fournisseurs qui captent entre 70 et 80 % du marché. »

Structurer une filière, oui. Mais avec quoi ?

La genèse du ”contrat” remonte à septembre 2022, sous l’impulsion de Jean-Noël Barrot. « Le but était d’organiser la filière numérique pour qu’elle s’inscrive pleinement dans la politique industrielle de l’État, avec des objectifs précis inscrits dans un contrat signé par plusieurs ministères », rappelle David Chassan, impliqué dès l’origine.

Cinq axes structurent désormais la feuille de route : infrastructures cloud, IA et data ; innovation et formation ; gestion des données sensibles ; accès à la commande publique ; et rayonnement international. Des groupes de travail ont été formés 1.

Des signaux faibles… et de fortes dissonances

Le numérique de confiance rejoint ainsi les 19 autres filières labellisées par le Conseil national de l’industrie (CNI). Mais à la différence de l’aéronautique ou de la santé, les moyens alloués restent symboliques. « On attend désormais que les engagements se concrétisent réellement », avertit David Chassan.

Julie Latawiec, directrice des affaires publiques chez Cloud Temple, note toutefois une inflexion dans le propos politique. « En l’espace de quelques semaines, on a vu le discours de Clara Chappaz et des deux autres ministres vraiment se durcir sur la souveraineté, sur la promotion des entreprises de solutions numériques de confiance. »

Dans les chiffres, pourtant, l’effort reste limité. Par exemple, en 2024, les achats cloud de l’État via l’UGAP ont progressé de 34,5 à 51,6 millions d’euros, mais environ seuls 17 millions ont bénéficié à des offres labellisées SecNumCloud. Et sur un budget public global estimé à environ 5 milliards, la part reste marginale. Plus criant encore : l’annonce d’un partenariat signé avec l’Éducation nationale pour au moins 74 millions d’euros de solutions et services Microsoft (jusqu’à 152 millions d’euros sur quatre ans). « C’est vrai qu’il y a un décalage énorme », reconnaît Julie Latawiec. « Mais nous, ce que l’on espère, c’est que la pression politique et les critères plus précis dans les appels d’offres vont permettre aux acteurs français comme nous de gagner davantage de terrain. »

L’attente d’une commande publique exemplaire

Cloud Temple réalise déjà 60 % de son chiffre d’affaires avec le privé. Mais l’entreprise espère que les grandes entreprises, comme les administrations « feront désormais un choix politique vers des solutions souveraines plutôt que la facilité ». Certains appels d’offres commencent à intégrer ces critères. « Même si cela tient davantage au contexte géopolitique qu’au CSF lui-même », nuance-t-elle.

Pour Michel Paulin, une autre difficulté structurelle freine le décollage : le manque de financements face à la concurrence internationale. Un marché des éditeurs de logiciels et modèles d’IA estimé à 1 850 milliards de dollars en 2030 contre 207 millions en 2023. Mais comment prendre sa part ?

David Chassan, espère voir avec ce contrat, des signaux rapides : publication sans délai de l’appel à projets ”Cloud de l’État” (CF : Ce que le contrat promet en chiffres), annuaire des solutions avant l’été, et critère SecNumCloud systématique dans les grands marchés publics. « Autrement, le CSF ne sera qu’un beau théâtre où chacun récite sa tirade. »

Une stratégie encore sans boussole

Car les angles morts sont déjà bien identifiés. Aucune obligation d’achat souverain (hors cloud au centre) ni clause européenne dans les marchés publics. L’équation économique reste déséquilibrée : par exemple les millions d’euros de subventions publiques représentent quel % du CAPEX annuel d’AWS en Europe ? Quant au calendrier d’exécution, il reste flou. Le contrat annonce des catalogues, des outils, des événements… sans échéance.

1 milliard d’euros de commande publique pour les PME innovantes d’ici 2027 La Direction des Achats de l’État s’engage à doubler la part de la commande publique destinée aux PME innovantes, passant de 2,4 % à 4 %, soit environ 1 milliard d’euros.

131 millions d’euros mobilisés via l’appel à projets “Renforcement de l’offre cloud”

Cet AAP est un levier déjà amorcé dans le cadre de France 2030, bien que la dernière réouverture ne précise pas de rallonge budgétaire claire.

10 000 femmes accompagnées dans les métiers du numérique d’ici 2026 Via le programme « Tech pour toutes », la filière s’engage sur un objectif de féminisation massive des formations au numérique de confiance.


Création de task-forces dédiées

Plusieurs groupes opérationnels sont annoncés pour piloter les priorités (ex : interface France 2030, export, commande publique, etc.), mais sans enveloppe budgétaire dédiée clairement identifiée à ce stade.

Objectif : structurer une filière à 25 milliards d’euros d’ici la fin 2028

Sur la base des 23,7 milliards d’euros générés en 2023 (avec +10 % de croissance annuelle), la trajectoire visée est d’au moins 25 milliards d’euros de chiffre d’affaires consolidé, portée par l’essor du cloud, de l’IA et du quantique.

Malgré cela, l’écosystème n’a pas attendu l’État. « On a lancé des écosystèmes, monté des partenariats, développé de nouveaux services. Le CSF peut accélérer ce mouvement, surtout du côté de l’État. Mais on ne l’a pas attendu pour travailler », souligne David Chassan. Il cite notamment les collaborations autour de Mistral ou de NumSpot.

Entre souveraineté nationale et convergence européenne

À plus long terme, la consolidation passera aussi par une articulation européenne. « SecNumCloud est avant tout une qualification de cybersécurité. Des labels européens comme ceux de Gaia-X pourraient faciliter les choses. Airbus et EDF commencent à intégrer ces critères, même si cela reste compliqué » souligne David Chassan.

Et de conclure, non sans une image : « À force de faire des phrases, on oublie de lever l’ancre. » L’industrie, dit-il, a déjà largué les amarres. Reste à savoir si l’État, désormais signataire du contrat, saura fournir le vent nécessaire.


Prochaine échéance : réunion plénière du CSF prévue à l’automne. L’occasion de vérifier si les engagements verbaux se transforment enfin en politique industrielle active.


Un Observatoire pour objectiver les dépendances

Annoncé par Clara Chappaz, l’Observatoire de la souveraineté numérique sera chargé de dresser un état des lieux complet et actualisé des dépendances technologiques françaises. Sa mission : éclairer les choix stratégiques, orienter les politiques industrielles et offrir une base de décision « lucide, rigoureuse et responsable », selon la ministre déléguée au Numérique.

Cet observatoire s’inscrit dans un contexte où la question du cloud souverain reste centrale. Derrière ce concept, l’enjeu est clair : garantir à un territoire — qu’il s’agisse d’un pays, d’une région ou d’un espace européen — le contrôle effectif de ses données, depuis leur stockage jusqu’à leur gouvernance. Un objectif rendu plus urgent par le cadre juridique extraterritorial américain, qui permet aux autorités des États-Unis d’exiger l’accès à des données hébergées par leurs entreprises, même sur des serveurs situés hors de leur sol.

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  1. ↩︎

Les cinq chantiers du contrat de filière

Le contrat stratégique de filière « Logiciels et solutions numériques de confiance » fixe une ambition partagée : structurer un écosystème national fort, aux côtés d’un État engagé. Cinq projets structurants ont été définis pour incarner cette trajectoire :

1. Déployer les infrastructures du numérique de confiance

Ce premier chantier vise à consolider l’offre existante tout en garantissant une infrastructure souveraine capable d’accompagner les innovations à venir, notamment dans les domaines de l’intelligence artificielle, du calcul quantique et des solutions immersives. L’interopérabilité des services et la structuration industrielle sont au cœur de cette dynamique.

2. Accélérer la formation et l’innovation durable

Le développement du secteur passe par un soutien affirmé à l’innovation, mais aussi par une politique active de formation. L’objectif est d’adapter les compétences aux besoins réels des entreprises et de renforcer l’attractivité des métiers du numérique de confiance.

3. Clarifier la régulation des données sensibles

Ce projet ambitionne d’harmoniser et de simplifier l’accès aux certifications et labels de confiance, tout en garantissant un haut niveau d’exigence pour la définition et le traitement des données sensibles. Une régulation claire, lisible, et partagée est un levier-clé pour instaurer la confiance.

4. Simplifier l’accès à la commande publique et privée

L’un des enjeux centraux reste l’ouverture des marchés. Ce chantier prévoit de travailler avec toutes les parties prenantes pour améliorer la visibilité des offres souveraines, faciliter leur accès aux appels d’offres publics comme privés, et soutenir la montée en puissance d’un tissu industriel.


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