Gouvernance
« Développer le SI à partir d’une intelligence collective »
Par Patrick Brébion, publié le 11 avril 2022
Des bienfaits de l’intelligence collective… Spécialisé dans l’ingénierie de la construction, avec des collaborateurs disposant de fortes compétences techniques, Groupe Ingérop a mis en place une collaboration originale entre les métiers et l’IT. La Direction des services numériques (DSN) du groupe organise ses activités au plus près de ces métiers tant au niveau du support au quotidien des utilisateurs que sur les phases de développement. Sur ces dernières, elle prend en charge les aspects IT, et laisse le code métiers aux ingénieurs.
Entretien avec Robert Eusebe, directeur des services numériques chez Ingérop
Quelle est l’activité d’Ingérop ? Et comment est organisée votre DSI ou plutôt votre Direction des services numériques ?
Ingérop est un acteur de référence en France, également présent à l’international, de l’ingénierie et du conseil en mobilité durable, transition énergétique et cadre de vie, les grands enjeux d’aujourd’hui et de demain. Le groupe décline son action en sept activités : le Bâtiment, l’Eau, l’Énergie, l’Industrie, la Mobilité, les Transports et la Ville.
Nous intervenons à tous les stades d’un projet, assistance à maîtrise d’ouvrage, études d’exécution, de faisabilité, études préliminaires… nécessitant beaucoup de technicité et de méthodologie. Des équipes sont par exemple spécialisées sur le béton ou encore sur l’acier en termes de résistance… et aussi, de plus en plus, sur les impacts environnementaux. Nous travaillons entre autres sur le Grand Paris Express.
Nous sommes présents en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne comme en Afrique ou encore, en Amérique du sud. Le groupe compte aujourd’hui plus de 2 000 ingénieurs.
De par la diversité des métiers, des projets et de la culture technique des collaborateurs, l’usage de l’informatique s’est développé pendant des années sans recours à une DSI centralisée. Importance croissante du numérique oblige, une Direction des services numériques a été créée il y a sept ans. Elle compte une cinquantaine de collaborateurs, externes inclus.
Dès la création de cette nouvelle entité, nous avons orienté nos actions dans le souci d’une proximité avec les métiers et avons veillé constamment à un parfait alignement avec les attentes du business à tous les niveaux de l’organisation. Son rôle est avant tout de répondre aux besoins au quotidien des utilisateurs en termes de support et dans la mise en œuvre des nouveaux outils qui ont rendu très concret le principe de l’accès permanent et sécurisé à l’information, en résumé, le principe Atawad (Any Time, Any Where, Any Device). La DSN est aussi de plus en plus sollicitée sur le développement des logiciels à très forte connotation métiers. Ces développements nous ont amenés à imaginer une nouvelle méthodologie projet.
Vous constatez l’importance croissante du numérique dans votre domaine d’activité. Pouvez-vous illustrer son rôle aujourd’hui ? Comment l’avez-vous utilisé pour traverser la crise sanitaire ?
Dans tous nos projets, le numérique a pris au fil des années une place centrale. Les systèmes analogiques ont été remplacés par des solutions numériques pour piloter nos activités.
Auparavant, chaque corps de métier concevait ses propres études et ses plans, et de nombreux aller-retours entre les différents spécialistes étaient nécessaires. Aujourd’hui, le Building information modeling – BIM – est le support central des activités, et ce, dès la conception. Il sert également de socle pour les opérations de maintenance, par exemple à travers des jumeaux numériques ou des outils utilisant de la réalité virtuelle ou augmentée.
Cette évolution se traduit par la généralisation des outils partagés, par de nouvelles façons de travailler et aussi, par le développement de nombreux logiciels par les métiers. Cette maîtrise du numérique et le profil technique de la plupart des collaborateurs nous ont permis de traverser la crise en assurant la continuité des services numériques pour tous les utilisateurs. Antérieurement à celle-ci, nous avions industrialisé la configuration des postes de travail. Les outils d’optimisation des flux sur les réseaux ont aussi facilité la bascule en télétravail généralisé le lundi 16 mars 2020. Ce fut néanmoins une période très intense, un véritable crash test pour la DSN.
Comment est organisé votre système d’information ?
Les activités transverses telles que RH, finances et comptabilité reposent assez classiquement sur des outils du marché. L’ITSM (IT Service Management) est pris en charge par Matrix42, un outil qui automatise la gestion des mises à jour et sert également d’outil de gestion des incidents. Nous avons un parc de 2 500 PC pour la France.
Les applications métiers sont regroupées en deux familles. Le premier grand pan porte sur la gestion documentaire au sens large, ce qui inclut aussi la méthodologie projet. Chaque projet nécessite des outils collaboratifs, de partage et de gestion des workflows pour garantir les statuts des documents, une gestion de droits d’accès, des règles d’archivage…
Aujourd’hui, les documents vivants représentent environ 500 pétaoctets. Cette gestion documentaire repose principalement sur le logiciel Prosys, ou encore, quand cela reste adapté, sur des serveurs de fichiers.
Nous avons aussi largement recours à MS 365, à Teams entre autres, pour la collaboration et les workflows. Cette liste d’outils est loin d’être exhaustive.
Le deuxième grand pan du SI métiers recouvre tous les outils développés par les ingénieurs. Souvent très spécifiques, ils répondent à des besoins originaux. Il s’agit par exemple de suivre les déplacements et les flux de véhicules ou de piétons sur une zone bien précise, en réponse à la demande d’un client qui veut visualiser si un chantier urbain avec pour objectif la fluidification des flux a bien tenu ses promesses. Il peut encore s’agir de simuler numériquement le dimensionnement des murs et des fondations en fonction de la taille des bâtiments.
Ces développements sont très divers et intègrent de plus en plus les aspects liés aux impacts environnementaux dans le but de préserver la diversité de la faune et de la flore. Ces outils sont développés par les experts métiers. Nous ne sommes pas forcément au courant de leur existence car les besoins sont très nombreux et parfois les solutions numériques sont développées avec les outils individuels mis à disposition (Python, Excel, …). La DSN n’intervient qu’à partir du moment où ces outils ont vocation à être réutilisés ou partagés. Nous maintenons en ce moment une vingtaine d’applications de ce type.
Comment travaillez-vous avec les métiers pour ces applications ? N’est-ce pas de la Shadow IT ? Comment faites-vous évoluer le SI ?
Les métiers viennent spontanément faire la demande. La prise en compte par la DSN dépend du niveau de généralisation et de sécurisation souhaité pour l’application. Globalement, nous intervenons quand elle a vocation à être partagée, y compris, ce qui est de plus en plus le cas, par des acteurs extérieurs à l’entreprise.
Dans tous les cas, notre apport porte sur l’industrialisation de l’outil. L’ingénieur garde la main sur le code des fonctionnalités métiers, que nous aurions du mal à maîtriser de par la technicité fonctionnelle. Nous sommes là pour sécuriser les développements, les industrialiser, faciliter la réutilisation des composants… mais pas pour faire les calculs à la place des experts. Sur le plan logiciel, nous définissons avec eux les interfaces de données entrées-sorties nécessaires et les aidons éventuellement à modulariser.
Ce n’est pas de la Shadow IT, mais plutôt de l’intelligence collective. L’objectif est également de rationaliser et de regrouper des outils qui pourraient remplir des missions similaires. En complément de ce fonctionnement, un comité numérique se réunit chaque trimestre avec l’objectif d’aligner les attentes des métiers avec les actions de la DSN. Ces réunions font l’objet de discussions passionnantes et… passionnées, car il s’agit souvent de faire évoluer les usages et par là même de repenser l’organisation du travail.
Dans ce contexte, quel est votre usage du cloud ? Vous avez également la responsabilité de la cyber-sécurité. Comment gérez-vous cet aspect ?
Dans le cadre de nos activités, le cloud est bien sûr un atout. Il sert de socle au Anywhere, Anytime, Any device – Atawad –. Ceci dit, un recours massif au cloud met en exergue plusieurs questions. D’abord, celui de la dépendance aux fournisseurs. La question du Cloud Act peut également être sensible. Nous voyons ces préoccupations se renforcer dans un nombre croissant d’appels d’offres. Les clients prennent conscience des enjeux de souveraineté. Nous travaillons entre autres sur des activités sensibles (Défense nationale, Énergies…), et là, la confidentialité des données et leur localisation sont des prérequis prenant une forme contractuelle.
Pour répondre à tous ces besoins, en partie antinomiques avec le Atawad, nous classifions les données des projets sur quatre niveaux, en fonction de leur impact sur le business notamment. Le cycle de vie de la donnée est pris en compte de la création à l’archivage. Selon les demandes des clients et la sensibilité des données, celles-ci sont hébergées sur un cloud privé et/ou chiffrées. Côté sécurité, nous respectons le référentiel de l’Anssi et nous sommes également ISO 27001. Pour les outils, nous mettons en place progressivement le zéro trust et des outils d’IAM couvrent les utilisateurs internes. La prise en compte des externes est en cours.
La question du recrutement vous pose-t-elle problème ?
C’est un vrai sujet qui commence d’abord par le fait de conserver les ressources en place ! L’autre axe de travail sur ce sujet est lié à la croissance externe du groupe qui est un de nos axes stratégiques. Ingérop est un groupe qui rachète régulièrement des sociétés depuis des années pour renforcer la couverture technique ou bien acquérir de nouvelles parts de marché, par exemple dans l’acoustique, à raison d’une à trois acquisitions par an. Les collaborateurs de ces dernières ont souvent des compétences métiers et IT. Ils sont pour nous un vivier de profils.
Propos recueillis par Patrick Brébion
Photos de Mélanie Robin
PARCOURS DE ROBERT EUSEBE
Depuis 2015 : Directeur des services numériques chez Ingérop
2002-2015 : DSI chez Arte
1996-2002 : Responsable décisionnel et sécurité chez Holcim
1990-1996 : Responsable informatique industrielle chez Crown Packaging
1983-1990 : Chef de projet chez Air Liquide
FORMATION
École d’ingénieurs du CESI
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