entretien avec Emmanuel Gachet

Gouvernance

Nous avons créé une DSI groupe en 18 mois

Par François Jeanne, publié le 08 septembre 2023

Appelé à diriger la nouvelle DSI groupe d’Equans dans les tout premiers jours de sa séparation d’avec Engie, Emmanuel Gachet revient sur 18 mois agités et convaincants. Aujourd’hui, au sein du groupe Bouygues, cette autonomie acquise dans un esprit commando et avec beaucoup d’imagination managériale peut sereinement se perpétuer.


Entretien avec Emmanuel Gachet DSI groupe d’Equans


Equans a mis 18 mois pour prendre son indépendance du groupe Engie. C’est un grand défi de mener un « carve-out » d’une telle importance sur une aussi courte période ?

C’est en tout cas l’un des plus importants en France sur les dix dernières années. Plus précisément, les travaux de séparation se sont même achevés sur le plan purement informatique dès le 18 juin 2022. Jusqu’au mois d’octobre suivant, il est resté ensuite le transfert de compétences à terminer, ainsi que la montée en charge de nos équipes IT et de celles de nos partenaires. Mais le closing du carve-out a bien eu lieu le 4 octobre 2022, avec la cession au groupe Bouygues. La DSI d’Equans a donc à peine deux ans d’existence, elle a été créée de toutes pièces puisque, auparavant, le support IT aux métiers était géré pour partie par la DSI du groupe Engie et pour une autre directement par ses filiales.

Pouvez-vous nous donner quelques chiffres sur votre DSI ?

Côté métiers, nous servons 81 000 utilisateurs sur les 90 000 employés du groupe. Nous assurons le support de plus de 60 000 PC, plus de 62 000 smartphones, plus de 40 instances d’ERP… Notre budget est aujourd’hui centré sur le run à 80 %, mais la demande des métiers pour des cycles plus rapides de renouvellement d’applications devrait le faire tomber à 70 % dans les prochaines années.

Il fallait d’une part créer cette structure, réaliser les travaux de carve-out et mettre en place un nouveau modèle opérationnel pour l’IT.

À quel moment vous êtes-vous embarqué personnellement sur le navire ?

Tout au début de l’aventure et en provenance du groupe TotalEnergies, quelques jours avant l’annonce officielle de la naissance d’Equans ! À mon arrivée, la DSI, c’était… deux personnes !

Pourquoi vous avoir choisi vous et pas un autre pour cette mission ?

Peut-être parce qu’on a décelé chez moi le petit grain de folie qu’il fallait assurément pour accepter cette mission impossible, à savoir créer une DSI à partir de rien et très rapidement pour un groupe de cette taille ! Il y a eu en effet très peu de transferts depuis Engie vers Equans sur la partie informatique. C’était donc une création ex nihilo. Au-delà des problèmes d’effectifs, le second défi était de créer un vrai modèle opérationnel pour supporter de façon autonome l’ensemble de nos opérations IT.

Aviez-vous tout de même des éléments de calendrier au départ ? À quel moment étiez-vous censés « respirer seuls », en quelque sorte ?

La roadmap était ambitieuse puisqu’elle évoquait une autonomie à atteindre en l’espace de 18 mois. Tous les cabinets d’analystes tablaient sur une durée de 24 à 36 mois et pensaient qu’en dessous nous n’y arriverions pas. Cela nous a piqués au vif et nous avons relevé le défi. Il a été gagné grâce aux équipes Equans, mais aussi à celles d’Engie. Le professionnalisme de tous lors de cette opération est à souligner. C’est qu’il y avait un double sujet : il fallait d’une part créer cette structure, réaliser les travaux de carve-out et mettre en place un nouveau modèle opérationnel pour l’IT. Et en même temps, penser à l’avenir et permettre la transformation, avec une direction générale encline à la digitalisation.

L’intégration dans le groupe Bouygues a-t-elle amené des décisions particulières sur le plan de l’IT ? Aucune en fait. Pendant le carve-out, les acheteurs potentiels auraient pu être aussi bien des fonds que des corporates. Le parti-pris a donc été, dans cette expectative, de construire notre autonomie en attendant le résultat de la vente. Il se trouve que le groupe Bouygues, pendant la  période s’étalant entre leur proposition non engageante de la fin 2021 jusqu’à leur décision finale d’acquisition, a clairement exprimé le souhait que nous restions dans cette autonomie pour notre IT.

Aviez-vous une vision claire de votre point d’atterrissage, au moins pour faire tourner de façon autonome ce qui existait auparavant en termes de support IT aux métiers ?

J’avais imaginé un modèle opérationnel que j’avais déjà en partie testé chez TotalEnergies, capable d’absorber une très grosse charge pendant le carve-out, avec une réduction de la voilure quand nous rentrerions ensuite dans une phase de stabilisation.

En parallèle de l’élaboration de ces services opérationnels, nous avons lancé des appels d’offres d’infogérance, quatre au total, que nous avons bouclés en six mois, là où en général le choix des fournisseurs prend de 12 à 18 mois. Nous avons donc gagné beaucoup de temps sur cette phase. Le choix systématique du cloud, en IaaS, en PaaS et beaucoup en SaaS, a également constitué un facteur d’accélération. Aujourd’hui, 85 % de nos systèmes sont concernés par le cloud. Si je prends l’exemple de la France ou de la Belgique, la migration cloud a même été faite à 100 %. Nous n’avons pas du tout recréé de datacenter, malgré la demande initiale des équipes.

J’ai également énormément travaillé sur les postures de management des DSI afin de les aider à ne pas devenir schizophrènes

Parlons justement des équipes, comment avez-vous recruté ?

Nous nous sommes concentrés sur des profils seniors, parce que l’opération allait tellement vite, avec tant de données à traiter, que seules des personnes expérimentées pouvaient la mener à bien. Il fallait du vécu sur ce genre de projets et leur gestion, tout comme sur les technologies à mettre en œuvre. Aujourd’hui, la DSI compte au global environ 700 personnes réparties dans 20 pays. La DSI groupe en compte pour sa part un peu moins de 25.

Dans notre structure, nous avons aussi créé ce que nous appelons des lignes de services partagés, qui sont la cheville ouvrière de nos opérations transverses au quotidien. Elles sont imprégnées de cet ADN qui fait le succès d’Equans, c’est-à-dire une capacité à tirer parti des compétences internes là où elles se trouvent dans nos business units, pour les mettre à la disposition de l’ensemble du groupe. Ces lignes de service sont pilotées directement par le groupe, mais produites par une ou plusieurs BU. Le DSI d’une BU, au sens géographique, est de son côté responsable vis-à-vis de son métier de délivrer le bon service IT, produit en local ou consommé depuis les lignes de services partagés.

C’est ainsi que le DSI du Benelux gère aujourd’hui la « practice » workplace pour l’ensemble du groupe, que celui de la BU France gère les infrastructures, celui de la BU UK la practice SAP… Mais les membres constituant ces lignes de services peuvent venir de n’importe quelle entité dans le groupe. Il y a donc vraiment un caractère international de fédération et un système d’interdépendance où tout le monde peut se retrouver à la fois consommateur de ces services en tant que DSI dans une zone géographique et producteur de services pour l’ensemble du groupe.

Cette approche dite de « servant leadership » nécessite une gouvernance rapprochée, fédérée. J’ai également énormément travaillé sur les postures de management des DSI afin de les aider à ne pas devenir schizophrènes avec leurs deux casquettes, celle de DSI de BU et celle de responsable de ligne de services.

Avez-vous pu vous faire aider par des experts capables de conseiller une DSI dans une telle ambition ?

Les apports externes ont concerné la mise en œuvre du modèle opérationnel mais, pour le concevoir, nous avons travaillé seuls, avec les équipes d’Engie et celles d’Equans. La plupart des cabinets, comme je vous l’ai dit, pensaient que cela ne marcherait pas, que c’était trop compliqué, avec une gouvernance trop complexe.

Ce qu’ils ont tous oublié, c’est le facteur humain, celui qui nous a permis d’abord de co-créer ce modèle, et maintenant de le co-gérer, parce que chacun y trouve son compte, que chacun y met de lui et finalement s’en trouve motivé pour le faire vivre, par un effet d’entraînement.

Ils ont commencé à discuter ensemble et à préparer la répartition des responsabilités. La magie avait opéré…

Quand j’ai présenté les premières esquisses du modèle à mes DSI, ils m’ont un peu pris pour un Martien. J’ai insisté et les ai fait travailler sur les lignes de services, en leur posant ainsi le problème : « Hier il y avait de nombreux services délivrés par Engie au niveau du groupe, demain Engie ne sera plus là, comment faisons-nous pour continuer à servir nos métiers ? » Il y a eu un brainstorming et, bien sûr, dans un premier temps, ils s’attendaient à ce que je désigne les responsables de ces lignes de services. Mais la règle du jeu était différente cette fois-là. C’était à eux de monter au créneau.

Un soir, je les ai quittés en leur demandant de revenir le lendemain matin avec deux pitches chacun, celui pour la ligne de services qu’ils voulaient récupérer… et celui pour la ligne qu’ils ne voulaient surtout pas ! Ils n’ont pas bien dormi et, le lendemain matin, ils n’étaient pas vraiment prêts. Je leur ai accordé une demi-heure de réflexion supplémentaire et, à ce moment-là, l’un d’entre eux m’a demandé s’ils pouvaient travailler en binôme, voire plus. Avec mon accord, ils ont donc commencé à discuter ensemble et à préparer la répartition des responsabilités. La magie avait opéré…

Il y a un sujet souvent épineux lorsqu’on parle de fusion ou de rapprochement d’entreprises, c’est celui des ERP. Comment avez-vous procédé ?

Nous avons eu la chance que la plupart des BU disposent déjà de leur ERP dédié. Il n’y en a eu finalement qu’une seule pour laquelle nous avons dû changer de solution. Le principal souci a plutôt porté sur la relation contractuelle avec l’éditeur. En sortant du périmètre d’Engie, il a en effet fallu négocier un modèle de licence pour éviter d’avoir des appels de fonds trop élevés. Cela explique pourquoi, au cours de notre carve-out et concernant nos implémentations de SAP, nous avons choisi de migrer vers l’offre SaaS de l’éditeur, et son modèle par souscription. Désormais, nous sommes plutôt dans une phase de convergence, non pas vers une version unique de l’instanciation de l’ERP, mais vers un ensemble de modèles partagés au sein du groupe, par exemple pour la tenue des plans de comptes.

Quels sont les grands projets IT qui vont désormais porter les transformations en cours chez Equans ?

Bien évidemment, un des gros sujets porte sur la digitalisation. Nous avons découpé le domaine en deux au niveau du groupe. Un premier volet concerne l’accompagnement de nos clients et, pour cela, nous avons créé la marque Equans Digital, avec un réseau de plus de 9 000 collaborateurs sous la direction d’un CDO qui gère l’ensemble de ces services digitaux, par exemple le BIM et la mise en place de capteurs IoT, les jumeaux numériques, etc. Pour tous ces développements proposés à nos clients afin de leur faire gagner en efficacité, les aider dans leur transition énergétique et parfois dans l’innovation industrielle, l’IT a la responsabilité de la fourniture et de la maintenance des environnements nécessaires, avec notamment un gros chapitre lié à la cybersécurité.

Le second volet, c’est pour l’interne et, en premier lieu, nos propres collaborateurs. Cela concerne les simplifications des opérations et des applications qui supportent l’ensemble de nos processus métiers clés. C’est par exemple la digitalisation des process sur le terrain, pour que nos collaborateurs puissent vraiment s’y focaliser sur leurs activités coeur de métier et ainsi gagner en efficacité.

Le groupe a choisi de laisser grandir les démarches d’innovation, y compris sur la partie machine learning. L’idée est de libérer les initiatives, en interne ou au sein de notre écosystème.

Comment organisez-vous les démarches d’innovation, à la fois par et pour l’IT, en particulier pour tout ce qui concerne l’IA aujourd’hui ?

Le groupe a choisi de laisser grandir les démarches d’innovation, y compris sur la partie machine learning. L’idée est de libérer les initiatives, que ce soit en interne ou au sein de notre écosystème, au travers de start-up et de clients ou de fournisseurs. Mais nous restons focalisés sur les bénéfices apportés soit aux clients en termes de nouveaux services, soit en interne pour améliorer nos opérations. La déclinaison pour la partie IT, c’est un rendez-vous régulier qui s’appelle « Pitch Your CIO » : chaque collaborateur de la filière IT peut proposer des innovations et mettre en lumière certaines qu’il aurait pu découvrir à l’extérieur. Il y a ensuite une phase d’incubation en interne avant, éventuellement, un déploiement à l’échelle.

Dernier sujet incontournable du moment, c’est évidemment celui de la sobriété numérique ?

Oui et il revêt plusieurs aspects. D’abord celui de la sensibilisation de l’ensemble des collaborateurs : l’IT s’inscrit naturellement dans ce programme, avec un gros enjeu sur la partie poste de travail. Il faut vraiment s’assurer d’un cycle de vie le plus « green » possible, en travaillant avec nos fournisseurs sur le matériel lui-même, sur son renouvellement et même en termes de modèles d’achat. Sur nos infrastructures et nos applications, le sujet est différent puisque nous sommes déjà très cloud. Ce sont plutôt ici les usages qui comptent et, pour le coup, il s’agit de renforcer les équipes FinOps sur ces sujets de green IT. Enfin, le développement d’un certain nombre d’applications pour aider nos métiers à identifier leurs impacts, notamment en termes d’émission de gaz à effet de serre, se réalise en collaboration avec les directions RSE.

Propos recueillis par FRANÇOIS JEANNE / Photos MAŸLIS DEVAUX


CONTEXTE

Le groupe Equans est né de la scission en juillet 2021 d’une partie des activités du groupe Engie. Il représentait à ce moment-là un peu plus de 72 000 collaborateurs, avec une présence dans 17 pays, et réalisait plus de 13 Md€ de chiffre d’affaires. Ses activités se concentrent sur les trois transitions (énergétique, industrielle et digitale) à travers six grands domaines d’expertise : électricité, chauffage-ventilationclimatisation, mécanique & robotique, réfrigération & protection incendie, facility management, digital & TIC. En octobre 2022, la nouvelle entité a rejoint le groupe Bouygues, dont les équipes Bouygues Energie & Services sont venues la renforcer à partir de janvier 2023. Equans compte donc désormais 90 000 collaborateurs pour un chiffre d’affaires de plus de 17 Md€ réalisé dans une vingtaine de pays.


« La communication de la DSI a revêtu une importance considérable »

Pour expliquer sa démarche, auprès de ses propres collaborateurs comme auprès des métiers, la DSI d’Equans a nommé un responsable communication au niveau de l’IT groupe et déployé, en plus, un réseau d’ambassadeurs pour diffuser les messages sur tous les pays. « Il y a un sujet de lien entre les équipes IT à renforcer. Nous sommes passés d’un modèle très décentralisé à une organisation fédérée. Il faut que tout le monde à la DSI y trouve sa place, et cela fait partie de nos objectifs de communication. Nous avons donné un nom à cette démarche, la “One IT Team”, qui unifie le discours et permet que, quelles que soient la nature et la provenance d’une question du métier posée à l’IT, la réponse, d’où qu’elle vienne, soit toujours la même. »

Par ailleurs, pour fidéliser ses collaborateurs, la DSI fait réaliser actuellement un livre qui va permettre aux « anciens » de raconter ce qu’ils ont vécu, et de partager cette histoire avec ceux qui la rejoindront désormais, pour qu’ils sachent ce qui s’est passé avant leur arrivée et quels liens unissent ceux qui ont vécu cette aventure. « Il faut prolonger cet état d’esprit commando et très solidaire. Aujourd’hui, quand j’ai une BU surchargée en termes d’IT, je peux avoir des projets pris en charge et développés par une autre, ou des BU qui délèguent des ressources. »

Concernant la communication avec les métiers enfin, la DSI a joué la transparence… et le réalisme. « Pendant toute la période du carve-out, et parce que nous ne pouvions pas tout promettre, nous leur avons expliqué que, dans un premier temps et rapidement, ils auraient a minima le même service que celui qu’ils avaient avant. Mais qu’ils devaient se montrer patients pour la suite, c’est-à-dire pour l’optimisation de ce service. Lorsque toute la maison IT bouge, c’est important de rester au moins un certain temps “iso” ! »

Parcours de Emmanuel Gachet

Depuis 2021 :
DSI groupe, Equans

2O19-2021 :
DSI, Total Marketing & Services

2017-2019 :
Directeur adjoint de l’IT factory de Total

2009-2016 : 
Responsable de divers départements, Total

2004-2009 :
Vice-président puis DSI de la DSIT , Total Asie-Pacifique

2001-2004 : 
Responsable des études techniques, Total

2000-2001 :
Responsable de la sécurité IT/IS, Axa

1995-2000 :
Responsable de support technique puis architecte technique, BNP Paribas

FORMATION
Ingénieur diplômé de l’Esiea (1994)

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