Eco

« Gouvernance floue, questions en suspens » : la réforme de la facture électronique suscite toujours l’inquiétude

Par Thierry Derouet, publié le 08 novembre 2024

Si l’abandon du PPF a soulagé les acteurs de la réforme de la facture électronique, la réunion du 5 novembre entre la DGFiP et les plateformes partenaires (PDP) a révélé des inquiétudes persistantes.

Suite à l’annonce de l’abandon du Portail Public de Facturation (PPF) en tant que plateforme, la Direction Générale des Finances Publiques (DGFiP) a réuni le 5 novembre dernier les représentants des quatre-vingts plateformes de dématérialisation partenaires (PDP) pour présenter les nouveaux axes de la réforme. Désormais, le projet se concentre sur l’interopérabilité des PDP, et l’État se pose en régulateur pour superviser la transition vers la facturation électronique obligatoire. Mais derrière cette nouvelle stratégie, critiques et questions persistent.

Les PDP, nouveaux piliers de la réforme

Avec l’abandon du PPF, la DGFiP a recentré la réforme autour des PDP. « L’écosystème des PDP est aujourd’hui suffisamment mature pour garantir un service de qualité, » a déclaré un porte-parole de la DGFiP lors de la réunion. Ce repositionnement vise à accélérer la transition en s’appuyant sur des acteurs privés, tout en veillant à maintenir un cadre d’interopérabilité fluide entre les plateformes. Cette orientation pragmatique laisse toutefois planer des doutes quant aux standards techniques et aux spécifications, qui devraient être clarifiés dans une prochaine version des documents techniques.

Un dialogue renforcé mais des immatriculations encore incertaines

Pour accompagner cette transition, la DGFiP promet une collaboration étroite avec les PDP, et prévoit un espace de concertation visant à recueillir leurs retours et ajuster la réglementation en conséquence. Cependant, le processus d’immatriculation soulève des questions : sur les 99 demandes déposées, 72 ont reçu une immatriculation sous réserve, mais sans tests probants, ce qui pourrait donner l’impression que l’administration cherche à afficher un nombre élevé de PDP opérationnelles. « L’immatriculation temporaire, c’était surtout pour montrer que le marché est dynamique, même si toutes les plateformes n’ont pas encore fait leurs preuves, » confie l’un des acteurs convié.

La DGFiP anticipe une augmentation des demandes, notamment de la part des opérateurs de dématérialisation (OD), qui cherchent à se positionner sur ce marché en pleine expansion. Pour répondre à cette dynamique, la DGFiP mettra en place un processus de levée des réserves via des tests de qualification et des audits de conformité.

Le RNE : un annuaire national pour fluidifier les échanges

Au cœur de la nouvelle stratégie, le Registre National des Entreprises (RNE) jouera un rôle central pour assurer l’interopérabilité entre les PDP.

L’objectif de ce registre est d’assurer une cohérence dans les échanges en offrant un cadre technique harmonisé au niveau national. En centralisant les informations sur les entreprises, le RNE contribuera à fluidifier les échanges et à assurer la conformité aux exigences fiscales. Par ailleurs, le RNE s’inscrit dans une logique européenne, s’appuyant sur des standards d’interopérabilité qui faciliteront les transactions électroniques dans le marché unique.

Ce registre, accessible par EDI et API pour les PDP, offrira un accès en lecture seule et sans authentification à tous les acteurs économiques. Le lancement du RNE est prévu pour janvier 2025.

Manque de normalisation et lenteur administrative

Dans ce cadre, la normalisation et la gouvernance restent des enjeux clés pour garantir la cohérence entre les différentes PDP. « Beaucoup appellent de leurs vœux à ce que l’administration continue de publier des spécifications détaillées pour que chaque PDP évolue dans un cadre compatible, » précise Cyrille Sautereau, président du Forum National de la Facture Électronique (FNFE-MPE). Cependant, la réticence de la DGFiP à déléguer certains aspects techniques à une autorité PEPPOL suscite des inquiétudes : « Pendant deux heures de réunion, ils ont évité de mentionner PEPPOL. Cette absence de position claire pourrait poser problème à terme, » note un expert du secteur.

De plus, la lenteur de l’administration pour répondre aux demandes techniques reste une frustration importante. « Plus de 500 questions sont en suspens, et ils n’arrivent pas à en traiter plus de dix par semaine, » souligne ce même expert. La multiplication des questions techniques, que certains considèrent comme un backlog conséquent, risque de peser sur la capacité des plateformes à se préparer dans les délais requis.

Des objectifs ambitieux malgré les doutes

Malgré ces tensions, la DGFiP réaffirme son engagement à respecter le calendrier initial. La réforme prévoit que les grandes entreprises devront être prêtes à recevoir et émettre des factures électroniques dès septembre 2026, une obligation étendue aux PME en septembre 2027.

Pour avancer sur ce calendrier, un mini-pilote du RNE débutera en janvier 2025, impliquant 10 à 20 PDP sélectionnées. Les spécifications techniques de l’annuaire et des services de déclaration devraient être publiées mi-décembre, tandis qu’une « note annuaire » sortira le 15 novembre pour préparer les PDP au mini-pilote. Mais la pression pour tenir les délais reste palpable : « Avec ces moyens et une situation si complexe, il faut espérer que la DGFiP assume pleinement son rôle de régulateur, » conclut notre expert.

Une réforme ambitieuse mais incertaine

L’État fait le choix d’un modèle où les PDP joueront un rôle central, tout en positionnant la DGFiP comme un régulateur garant de la conformité. Mais derrière les annonces, des questions demeurent : sans une normalisation rigoureuse et un accompagnement clair, la réussite de cette réforme semble incertaine. Les prochaines étapes seront cruciales pour restaurer la confiance des entreprises, et pour prouver que l’administration peut, enfin, garder le cap dans cette transition vers la dématérialisation complète d’un sujet que d’autres pays maitrisent depuis déjà bien des années.


6 questions à Cyrille Sautereau, Président du FNFE-MPE

Dans un contexte de réforme de la facturation électronique, où l’abandon du Portail Public de Facturation (PPF) redéfinit le rôle des plateformes de dématérialisation (PDP), Cyrille Sautereau, Président du Forum National de la Facture Électronique (FNFE-MPE), partage ses perspectives sur les nouveaux enjeux.

Cet abandon du PPF semble avoir redéfini le rôle des PDP ?

« Pas du tout. Les PDP conservent le même rôle. Mais avec le retrait du PPF, les PDP se retrouvent encore plus au centre de la réforme pour l’échange de factures et la collecte des données de vente et de facturation pour la DGFIP. Elles seront un passage obligé. La DGFiP veut toutefois conserver un rôle de régulateur et garder en main le périmètre des spécifications, ce qui, je pense, est plutôt une bonne chose. »



L’abandon de la gratuité, que devait assurer le PPF, interroge ?

« Certes, tout abandon de la gratuité suscite des inquiétudes et des frustrations, notamment chez les entreprises qui redoutent des coûts supplémentaires si la gestion des factures nécessite le recours à des plateformes privées, donc potentiellement payantes. Cependant, l’offre du PPF était basique, ne couvrant qu’une partie des échanges de factures (les factures avec TVA entre assujettis), ce qui rendait souvent nécessaires des services complémentaires proposés par les OD. Il est donc essentiel de disposer d’un socle commun de services pour l’échange de factures, les statuts et l’e-reporting entre PDP, interopérées nativement (donc sans surcoût) et permettant une connexion normalisée avec les OD et les entreprises. Ainsi, le périmètre réglementaire des PDP restera une commodité, et la différenciation se fera sur les services additionnels optionnels. Nul doute que les modèles freemium se mettront en place – c’est d’ailleurs déjà le cas avec certains offreurs (OD intégrant un PDP) – sans oublier l’annonce d’une plateforme gratuite couvrant le même périmètre que le PPF pour les TPE, faite par l’Ordre des Experts-Comptables. »

Les PDP disposent-elles des spécifications nécessaires pour fonctionner efficacement entre elles ?

« C’est effectivement le sujet clé, qui n’avait pas été clairement adressé jusqu’ici, puisque les spécifications concernaient uniquement le PPF et ses interactions avec les PDP ou les utilisateurs. Il est désormais nécessaire de transformer cela en spécifications d’un socle commun, définissant les fonctionnalités attendues pour les PDP dans le cadre de leurs seules obligations réglementaires, y compris les aspects d’interopérabilité entre toutes les PDP et les cas d’usage. »

Quel type de contrôle est prévu pour les PDP, et comment les audits seront-ils gérés ?

« Un audit régulier est prévu pour s’assurer que les PDP respectent les standards, avec un premier audit dans l’année suivant l’immatriculation définitive, puis un audit de renouvellement tous les trois ans. Idéalement, un référentiel commun pour les audits et une validation des auditeurs eux-mêmes seraient nécessaires afin de garantir une rigueur de contrôle uniforme pour tous. Ce type de surveillance permettra de maintenir une cohérence et un niveau de qualité homogène dans les services des PDP pour leur périmètre d’obligations réglementaires. »

Faut-il une autorité spécifique pour encadrer les PDP ?

« Le fonctionnement de l’interopérabilité native en réseau nécessite en effet une Autorité PEPPOL France, chargée de gouverner les règles spécifiques de fonctionnement pour ses membres. Cela pourrait également inclure les spécifications du substrat commun, que la DGFiP désigne sous le terme de « Norme », y compris l’inventaire des cas d’usage et les moyens communs pour les traiter. Ce référentiel est destiné à évoluer, car le déploiement révélera toute la diversité des pratiques. Disposer d’une instance capable de définir des pratiques communes pour des besoins similaires constitue également un gage d’efficacité pour tous, et, en fin de compte, de réussite pour ce projet de transformation en profondeur.

Une telle autorité pourrait garantir une gouvernance neutre, essentielle pour éviter les conflits d’intérêts et assurer la transparence. Ce besoin est partagé, bien compris, et en cours d’instruction par la Direction de Projet. Nous devrions en savoir davantage d’ici la fin de l’année. »

Quel peut être le rôle du FNFE ?

« Le FNFE est prêt à contribuer au développement de spécifications claires pour les PDP, notamment sur les aspects de normes de formats, d’instruction de cas d’usage, de mise en œuvre d’une interopérabilité native. Nous insistons pour que chaque PDP respecte un cadre de fonctionnement commun pour leurs obligations réglementaires, notamment sur les formats, la cinématique des échanges, la gouvernance de l’annuaire. C’est la meilleure façon de disposer d’un réseau d’échange de factures, statuts et collecte d’informations pour l’Administration fiscale efficient, pour permettre aux entreprises de bénéficier des gains et valeurs ajoutées induites par le passage à la réforme. »


Calendrier de la réforme de la facture électronique
Calendrier de la Réforme de la Facture Électronique
  • 15 novembre 2024 : Publication de la « note annuaire » pour guider les PDP dans le déploiement du RNE.
  • 18 novembre 2024 : Date limite de candidature pour le mini-pilote du Registre National des Entreprises.
  • 25 novembre 2024 : Sélection des 10 à 20 PDP pour le mini-pilote.
  • 15 décembre 2024 : Publication d’une nouvelle version des spécifications centrée sur les services Annuaire et Déclaration.
  • 15 janvier 2026 : Lancement du mini-pilote pour le RNE.
  • 3 mars 2026 : Ouverture progressive du RNE pour toutes les PDP.
  • Janvier 2026 : Tests du service Déclaration puis généralisation avec le démarrage.
  • Septembre 2026 : Obligation de réception et d’émission de factures électroniques pour les grandes entreprises.
  • Septembre 2027 : Extension de l’obligation aux PME et microentreprises.

Dans l'actualité

Verified by MonsterInsights