Gouvernance
Pascal Viginier (Groupe Orange) : “L’interaction entre la DSI et les métiers est essentielle”
Par Charlotte Gand, publié le 27 mars 2014
Pascal Viginier
DSI Groupe Orange
L’objectif de Stéphane Richard, PDG d’Orange, est que son entreprise devienne le « premier opérateur télécom de l’ère Internet ». Depuis son accession à la tête de la DSI de l’opérateur en 2010, Pascal Viginier soutient à marche forcée la transformation numérique de l’entreprise.
Rencontre-t-on souvent sa direction générale lorsque l’on est DSI d’Orange?
Pascal Viginier : Je vois Stéphane Richard régulièrement. Et chaque semaine je m’entretiens avec Mari-Noëlle Jégo-Laveissière, directrice de la division Innovation, Marketing et Technologies, comme je rencontrais son prédécesseur Vivek Badrinath. Ce qui est important, dans une entreprise comme la nôtre, c’est que le DSI ait la capacité d’interagir très facilement avec tous les membres du comité exécutif. Je rencontre au minimum une fois par mois tous les grands patrons opérationnels et fonctionnels sur l’Europe, les pays émergents, et la France, bien sûr: le DRH, le DAF, le secrétaire général, mais aussi Orange Business Services. Bref, tous ceux qui sont en interaction avec l’informatique et le digital. Et comme nous sommes dans une entreprise où les PnL (Profit and loss) sont aussi par pays, je suis en contact avec les patrons de ces pays. C’est aussi très important. Parce que le système d’information c’est du business, c’est un support immédiat du business et cela fonctionne d’autant mieux que l’interaction avec le business est très forte, voire permanente.
Est-ce plus facile de conduire une transformation numérique quand on est dans une entreprise opérant déjà largement dans le digital?
PV: Je ne pense pas que ce soit plus facile pour nous, parce que nous sommes en fait d’abord une entreprise de réseaux: l’ADSL, la fibre, la 3G, la 4G représentent une part importante de notre usine de production. Le poids des systèmes logiciels et des systèmes d’information est plus faible; les investissements y sont moindres. J’ai donc des difficultés assez similaires à celles des DSI d’autres entreprises. J’ai un rôle de transformation vers l’ère digitale qui s’avère assez normal par rapport à d’autres confrères. Avec peut-être une difficulté supplémentaire. Comme le digital est dans beaucoup de nos produits, il y a une certaine compréhension, une certaine culture du digital qui s’est développée et qui est supérieure à la moyenne des entreprises. Le risque est de penser qu’on est déjà complètement digital, alors que nous avons encore une transformation numérique à opérer. Nous devons encore peaufiner notre relation avec le client et donner à tous nos employés un environnement digital up to date. Une situation à la fois particulière et normale donc.
Par quel angle vous êtes-vous attaqué au chantier de votre transformation numérique?
PV: Pour asseoir une stratégie digitale, il faut que la fiabilité soit au rendez-vous tous les jours, toutes les heures, dans tous les systèmes. Nous avons donc commencé par fiabiliser tous nos systèmes, notamment ceux auxquels nos clients pouvaient accéder en direct, mais aussi ceux qu’utilisaient les employés en contact avec les clients. C’était un fondamental très important. Nous avons notamment modernisé nos systèmes de prise de commande, de relation client, de facturation, et bâti des environnements plus convergents fixe-mobile-Internet. C’est ce que demande notre marché.
Comment cela s’est-il traduit pour vos employés?
PV: Nous avons déployé au niveau de la France de nouveaux services digitaux, tel le parapheur numérique qui permet aux managers de signer numériquement tous leurs documents (congés, frais, entretiens individuels, etc.). Disponible sur PC, il le sera bientôt sur terminal mobile. Nous avons aussi lancé un programme avec la DRH. Baptisé Orange Digital Leadership Inside, il a pour objectif de mettre en phase le niveau de culture digitale des employés avec la stratégie d’Orange, en les formant et en les dotant des mêmes outils que ceux dont disposent nos clients. Ces trois dernières années, nous avons aussi beaucoup travaillé pour déployer un réseau social interne, Orange Plazza. Basé sur Microsoft Sharepoint, il est utilisé par plus de 40000 collaborateurs qui ont fondé 1800 communautés.
D’autres transformations majeures sont-ellesen cours?
PV: Oui, nous sommes en train d’homogénéiser nos systèmes d’information en opérant la réutilisation de systèmes applicatifs d’un pays à un autre. Nous avons commencé par les pays émergents, notamment l’Afrique et le Moyen-Orient. Nous harmonisons nos systèmes au prix d’une plus grande discipline qui a beaucoup impliqué nos collègues métier de cette grande région. Un système réalisé en design to cost pour le compte d’un pays sera ainsi déployé dans d’autres pays, s’il a donné satisfaction. C’est le cas par exemple de Media Vocal Automatisé, une application d’enquête à chaud après appel dans un call center, qui vient de notre filiale au Maroc. Peu à peu, nous standardisons ainsi nos applications. Pour le CRM B to B, nous utilisons l’offre Saas de Microsoft. Pour la facturation, c’est une application d’Ericsson. Pour les campagnes commerciales, c’est le logiciel conçu par la start-up française Intersec. En matière d’ERP, nous avons un programme baptisé Agility qui est basé sur l’offre Dynamics de Microsoft. C’est un mouvement nouveau dans notre groupe. Nous avons appris à partager entre pays, à standardiser les process et les solutions utilisées.
L’avantage est aussi financier. Pour chaque système mutualisé, nous réalisons entre 30 et 50% d’économie sur son implémentation dans un nouveau pays, sans perdre en agilité. La préoccupation des économies intéresse bien sûr chaque pays pour son compte de résultats, mais nous restons très vigilants à ne pas perdre en agilité.
En quoi consiste pour vous l’agilité? Pouvez-vous nous en donner un exemple concret chez Orange?
PV: Fin 2011, nous avons lancé Sosh, dans sa version «monoplay» en moins de six mois. En 2013, il ne nous a fallu pareillement que six mois pour lancer l’offre Sosh «quadruple play». Tout ceci a été possible car nous avons progressivement «APIsé» nos systèmes d’information, en temps masqué, en marge des projets existants. Nous avons d’un côté remplacé des pans entiers du SI avec les technologies ad hoc, et de l’autre, complété d’API les systèmes existants pour créer des points de flexibilité sur lesquels nous pouvons désormais brancher facilement les systèmes dont nous avons besoin ; par exemple des systèmes de prise de commande d’offres convergentes. Notre objectif est que les systèmes d’information soient toujours prêts à temps pour déployer les offres. Pour les produits qu’Orange annoncera en 2014, je sais que les SI sont déjà prêts à 80%. Nous nous focalisons sur les 20% qui demandent des adaptations et qui sont sur le chemin critique du lancement de ces produits.
Quelle organisation la DSI doit-elle adopter pour être aussi réactive dans l’accompagnement de la stratégie produit du groupe?
PV: Plus que réactive, la DSI doit être proactive. Elle doit être au cœur de la roadmap des produits. Nos équipes sont intégrées aux équipes projets et chaque semaine je fais un point pour savoir si notre contribution à cette roadmap est à l’heure ou pas. Ce n’est pas facile à faire dans toutes les entreprises. C’est un point sur lequel j’insiste beaucoup avec les DSI de chaque pays. Nous n’avons pas vocation à être leader sur tous les projets, je dirais même que c’est plutôt par exception. En tout cas, nous devons être partie prenante dans les lancements de produits, aux côtés des business sponsors, pour être toujours prêts à temps. Et depuis l’an dernier, nous avons mis en place dans une dizaine de pays un indice d’évaluation de notre valeur pour les métiers, que nous appelons IT value for business. Il rend compte de notre alignement sur les enjeux stratégiques, sur les portefeuilles de projets et sur le pilotage des lancements de nouveaux produits.
Vous avez aussi mis en place un système d’assurance projet. En quoi consiste-t-il?
PV: Nous avons la nécessité de transformer des pans entiers de notre usine digitale à un rythme élevé. Nous nous sommes fixés un objectif de réserver 20% de nos dépenses informatiques pour ces transformations, pour gagner en permanence en agilité, en variabilité des coûts, en time to market. Pour cela, nous sommes amenés à prendre des risques, à investir de manière très significative. Nous recensons plus de 70 projets dont le budget dépasse 5 millions d’euros: quand on entre dans ces zones-là, ce sont forcément des projets à risque élevé.
Notre objectif n’est donc pas de ne pas lancer ces projets pour ne pas prendre de risque, mais de prendre des risques sciemment, en faisant en sorte de les maîtriser. Chacun de ces projets a donc un business sponsor, ne serait-ce que parce qu’il est dicté par un besoin métier, et non par l’informatique. Et l’assurance projet consiste en un audit régulier auprès de ce responsable pour l’aider à identifier en permanence, dès le démarrage, le niveau de risque et les actions importantes pour le maîtriser.
Nous disposons pour cela d’une équipe dédiée – une dizaine de personnes au niveau groupe et une dizaine répartie sur les plus grands pays que sont la France, l’Espagne et la Pologne – et d’un réseau de petites start-up, de partenaires qui ont aussi cette expertise. Cela nous a permis, depuis trois ou quatre ans, de nous transformer à un rythme très soutenu, avec des projets qui se passent dans l’ensemble beaucoup mieux que l’état de l’art mondial décrit dans le «Chaos report» du Standish Group. Celui-ci indique que, depuis vingt ans, la plupart des projets informatiques doublent ou triplent de coût, voire échouent dès qu’ils dépassent 3 millions de dollars.
Quels seraient alors vos conseils à un DSI aux prises avec la transformation numérique de son entreprise?
PV: C’est toujours difficile de donner des conseils. Chaque entreprise a sa culture, sa situation de départ. Il me semble primordial de s’adapter au niveau culturel sur le numérique pour bâtir un fond digital qui fait sens pour l’entreprise: il n’y a pas de recette miracle pour avancer. Il convient ensuite de construire cette transformation étroitement avec chacun des métiers. Il n’y a pas un plan informatique d’un côté et la vie de l’entreprise de l’autre. La transformation digitale est avant tout une transformation des métiers ou des business models. Enfin, il faut être agile, montrer des premiers résultats rapidement, faire des projets de petite taille — pas de grands projets cathédrales —, des «quick wins» qui donnent confiance dans la transformation digitale.
Et pour que le rythme soit suffisamment rapide, il faut arriver à faire des projets à contour simple, et donc à standardiser, simplifier ce qui est nécessaire. C’est l’une de mes préoccupations que je partage volontiers avec mes collègues métiers: «pour aller vite, faisons simple. Et pour faire simple, faisons standard». C’est un message qui rencontre désormais l’adhésion et qui nous permet, ensemble, d’accélérer la transformation numérique d’Orange.
Propos recueillis par Pierre Landry