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Le juridique, parent pauvre de la transformation numérique
Par Xavier Biseul, publié le 16 septembre 2024
Se vivant trop souvent comme une fonction support, la direction juridique peine à assurer sa propre transformation numérique. L’IA lui offre l’opportunité de rattraper son retard et de se rapprocher de la DSI dont elle partage un grand nombre de problématiques.
Les experts interrogés pour ce dossier sont sans appel : le juridique fait figure de parent pauvre du paysage numérique en entreprise. « Le juriste d’entreprise a le syndrome du médecin de famille, illustre Amélie de Braux, senior corporate counsel EMEA de Proofpoint et vice-présidente de la Factory du Cercle Montesquieu, un groupe de travail dédié à l’innovation. Il soigne tout le monde sauf lui. Le nez dans le guidon, le directeur juridique ne prend pas le temps de réfléchir à sa propre transformation numérique. »
À l’instar de ce qu’ont vécu certaines DSI il y a quelques années, la direction juridique se cantonne souvent dans un rôle de fonction support. « Elle accompagne la DSI dans les négociations et la contractualisation avec les fournisseurs, poursuit Amélie de Braux. Elle participe ainsi à l’effort de transformation numérique de l’entreprise, mais de manière indirecte. » La crise sanitaire a pourtant fait ressortir le besoin de digital. Dans l’urgence, la fonction juridique a dû généraliser la signature électronique pour continuer à signer des contrats à distance tout en faisant émerger de nouveaux cas d’usage liés à la dématérialisation des processus juridiques. Mais depuis, l’effet Covid s’est tassé.
Parmi les 500 adhérents du Cercle Montesquieu, association de directions juridiques, la maturité numérique de ces dernières reste très hétérogène. « Elle dépend du type d’entreprise, mais aussi du profil du directeur juridique, constate Amélie de Braux. Le cursus de formation initiale ne prépare pas à la transformation numérique. Ce n’est pas sur les bancs de la fac de droit que le sujet est évoqué. »
La DSI, un partenaire incontournable
À un niveau personnel, les directeurs juridiques ont développé plus ou moins d’appétence pour le digital. Amélie de Braux mise toutefois sur un effet générationnel qui devrait produire ses effets d’ici quelques années. « En 2024, un directeur juridique, devant justifier d’au moins quinze ans d’expérience, a au minimum 35 ou 40 ans. Il n’est pas né dans le digital. »
Amélie de Braux
Senior corporate counsel EMEA de Proofpoint
Vice-présidente de La Factory du Cercle Montesquieu
Le juriste d’entreprise a le syndrome du médecin de famille, il soigne tout le monde sauf lui. »
À défaut d’être des digital natives, les juristes d’entreprise ont tout à gagner à se rapprocher de l’IT. « La DSI constitue le cercle d’influence le plus proche de la direction juridique, observe Grégoire Miot, business enablement & product management chez Wolters Kluwer et président de l’European Legal Tech Association (ELTA). Nous conseillons aux juristes d’entreprise de parler à leur DSI, ils ont tout un écosystème numérique à leur portée. »
Selon lui, le DSI doit être le partenaire et le sponsor des chantiers de la direction juridique. À l’inverse, s’il n’est pas dans la boucle, il peut les freiner. De son côté, Amélie de Braux constate que toutes les directions juridiques n’ont pas le réflexe de demander de l’aide au DSI. « Avec le recours aux solutions des legaltechs en mode SaaS, elles ont aussi pris l’habitude de la court-circuiter. Elle n’intervient qu’en fin de parcours, pour valider le choix et s’assurer que la solution retenue respecte notamment la politique de sécurité. »
Prévention des risques et conformité, un terrain de jeu commun
À partir du moment où la direction juridique travaille d’égal à égal avec les autres directions, le rapport n’est pas le même, observe-t-elle, même si « certains directeurs juridiques savent mieux se vendre en interne que d’autres. » Il s’agit aussi de prouver que les services juridiques ne sont pas qu’un centre de coûts. « Comment gagner en crédibilité sur le terrain du digital et débloquer des budgets si on ne démontre pas une forme d’intérêt en présentant des projets réussis ? »
Selon la juriste, la fonction juridique a des synergies à rechercher avec la DSI. « Les deux directions parlent un langage spécifique, même si ce n’est pas le même. Elles partagent le sentiment de ne pas être comprises quand elles s’expriment. » Des sujets communs peuvent aussi les rapprocher. La DSI et la direction juridique œuvrent de concert sur le terrain de la prévention des risques quand il s’agit d’élaborer un plan de reprise d’activité (PRA) ou de monter un dossier de souscription à un contrat d’assurance cyber.
Les hommes du droit sont également associés à l’élaboration d’un scénario de crise cyber. « En termes de cyberattaques, l’expérience a démontré que plus une direction juridique est impliquée à haut niveau, moins la gestion de crise est douloureuse, constate Amélie de Braux. Elle doit notamment discuter avec l’assureur cyber, les prestataires, les forces de l’ordre, la justice, la Cnil ou son équivalent dans le pays concerné. »
La « shadow AI » gagne les juristes
L’enjeu réglementaire rapproche aussi les deux directions. « Avec le RGPD, la DSI et la direction juridique ont collaboré intensément pendant les deux ans de la mise en conformité. Puis le quotidien a repris le dessus ». Selon Amélie de Braux, l’AI Act doit être « l’opportunité de collaborer à nouveau et de créer des synergies durables. » À ceci près que la direction juridique ne doit pas se contenter d’aider la DSI à élaborer une charte éthique ou à mettre en place des garde-fous juridiques pour préserver la propriété intellectuelle ou le droit à l’image. Elle doit également s’approprier l’IA générative pour son propre compte. Pour Grégoire Miot, les gains sont évidents : « Un assistant intelligent peut réduire de 10 à 30 % les tâches à faible valeur ajoutée, qu’il s’agisse de rédiger automatiquement des accords de confidentialité types ou de suivre le circuit de validation de la signature d’un contrat. » Contraintes dans leurs recrutements, les directions juridiques ont tout intérêt à automatiser ces tâches plutôt que de les confier à de jeunes juristes surqualifiés.
Grégoire Miot
Business enablement & product management chez Wolters Kluwer
Président de la European Legal Tech Association (ELTA)
Un assistant intelligent peut réduire de 10 à 30 % les tâches à faible valeur ajoutée, comme rédiger des accords de confidentialité types. »
L’intérêt est tel qu’une forme de « shadow AI » s’est créée. « Par curiosité, la plupart des juristes ont essayé ChatGPT ou un équivalent dans un contexte professionnel pour rédiger un document ou le synthétiser, en contradiction avec les consignes de sécurité internes », note Grégoire Miot. Un comble pour des professionnels du droit ! À la DSI de leur proposer une alternative avec, pour commencer, la mise à disposition d’un ChatGPT privatif et sécurisé.
L’IA, à la fois menace et opportunité
Selon l’édition 2023 de l’enquête Avocats et juristes face au futur de Wolters Kluwer, la plupart des professionnels du droit reconnaissent les bénéfices de la technologie pour optimiser leurs processus et accroître leur productivité. La quasi-totalité des sondés (87 %) estime qu’elle a amélioré leur travail au quotidien, même si 46 % d’entre eux seulement estiment exploiter pleinement les outils numériques à leur disposition.
L’accueil à l’égard de l’intelligence artificielle est plus réservé. Un quart des juristes la considère comme une menace, et la même proportion comme une opportunité et une menace. Pour autant, près des trois quarts des professionnels du droit (73 %) indiquent qu’ils vont intégrer l’IA générative dans leur quotidien professionnel au cours des douze prochains mois.
Les sondés estiment que l’IA peut contribuer à automatiser certaines tâches chronophages, comme rédiger des contrats et réviser des documents, ou à analyser un grand volume de données. « Les limites de cette technologie, comme l’absence d’autorité, l’incohérence, le manque d’explicabilité et les biais potentiels, constituent le revers de la médaille », tempère l’enquête.
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