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Normann Hodara (Inetum) : “La GenAi sert d’accélérateur pour ceux qui possèdent déjà les meilleures compétences”

Par Thierry Derouet, publié le 24 juin 2024

Entre la nécessité de recentrer leurs activités, l’intégration de nouvelles technologies comme l’IA générative, et la gestion de la transformation numérique de leurs clients, les ESN doivent constamment s’adapter et innover. Dans cet entretien, Normann Hodara, CEO d’Inetum France, nous invite à comprendre comment son entreprise aborde de tels enjeux pour s’adapter dans un environnement autant évolutif que challengé.

Comment définiriez-vous Inetum aujourd’hui ?

« Nous sommes le septième acteur en France et l’un des leaders européens avec un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros, dont plus de 1 milliard réalisé en France en 2023. Nous employons 28 000 collaborateurs répartis dans 19 pays, dont 10 000 en France. Nous couvrons l’ensemble du cycle de vie des systèmes d’information, du conseil à la gestion des applications et des infrastructures. En France, nous réalisons plus de 30 % de nos activités dans les infrastructures, notamment en infogérance. Cette activité a continuellement augmenté depuis 2013. Nous avons trois branches principales : le conseil, la technologie (incluant les systèmes critiques et cœur de métier), et les solutions digitales, qui sont au cœur de notre stratégie de croissance. Nous visons à ce que 50 % de notre chiffre d’affaires provienne de cette dernière branche, contre environ 25 % actuellement. »

Pourquoi avoir recentré votre activité ?

« Sous l’impulsion de Jacques Pommeraud, CEO and Chairman du Groupe Inetum, nous avons revu notre feuille de route. Ce recentrage stratégique s’est articulé autour d’une verticalisation de nos métiers et de la mise en place de partenariats prioritaires avec Salesforce, SAP, ServiceNow et Microsoft, notamment. Nous avons également recentré notre présence géographique pour réaffirmer notre ambition de leadership en Europe. De manière globale, nous avons cherché à simplifier nos opérations. Dans ce paysage redessiné, Inetum France constitue l’une des géographies principales. »

Qu’entendez-vous par chercher à simplifier nos opérations ?

« En France, nous avons cherché à mieux comprendre les problématiques de nos clients pour offrir des solutions personnalisées, plutôt que d’imposer des modèles prédéfinis. Cette approche nous permet de répondre plus rapidement et efficacement aux besoins de nos clients. »

Comment concrètement cela se traduit-il au quotidien ?

« Récemment, j’ai rencontré le directeur général d’une grande compagnie d’assurance. Son principal défi est la diversification : il souhaite lancer un nouveau produit d’assurance vie pour l’année prochaine. Pour respecter son planning et répondre à ses enjeux commerciaux, notamment en raison de plusieurs partenariats, il doit impérativement respecter ce calendrier. Cela implique l’intégration de toute la chaîne de services, depuis la conception du produit d’assurance lui-même — un domaine très spécialisé — jusqu’au développement et la mise en production. S’il suit un processus classique, il sait qu’il n’atteindra pas ses objectifs dans les délais. L’intervention d’Inetum permet de fluidifier et de simplifier les process…

copyright THOMAS LAISNE

Comment? Connaissant bien son système d’information et sa direction informatique, nous lui avons promis de gérer cette complexité. Nous l’avons déjà fait par le passé, ce qui nous a valu sa confiance. Nous intégrons ses compétences métiers, informatiques et de production dans une démarche agile de bout en bout, assurant une collaboration fluide entre DSI, direction de la performance et direction de la conformité. L’objectif est de simplifier et d’aller droit au but.

Concrètement, nous avons une équipe multidisciplinaire de quatre consultants métiers, anciens du secteur de l’assurance et des systèmes d’information, qui aident à concevoir le projet. Notre client connait évidemment mieux que personne son métier, mais il peut de notre méthode pour cadrer efficacement le projet.

Pour nous, la simplicité commence par la relation. Bien entendu, l’aspect contractuel est important, mais contrairement à nos concurrents qui commencent par poser un contrat avant de voir comment le mettre en œuvre, nous privilégions l’agilité, la rapidité et la simplicité. Le contrat est une évidence, mais notre mantra reste : simple, rapide. »

Qu’impose pour votre ESN, l’IA générative ?

« C’est une injonction à agir. Nous faisons beaucoup d’acculturation avec nos clients, proposant des parcours de formation très spécifiques, basés sur ceux que nous avons déployés en interne. De nombreux clients réalisent des Proof of Concepts (POC) pour des cas d’usage. C’est l’état du marché aujourd’hui : on réalise un POC, on essaie, on teste, etc. Mais pour nous, le véritable enjeu n’est pas le POC. Un POC démontre que ça fonctionne, mais nous savons déjà que ça marche. Le véritable enjeu est le passage à l’échelle et de savoir comment en tirer de la valeur. »

Et cette valeur est plus difficile à mesurer que d’autres ? Comment mesurer le ROI de l’IA générative ?

« La valeur doit se traduire en bénéfices économiques mesurables, mesurés et significatifs. Or nous constatons que systématiquement, nous devons passer par des phases de reengineering des méthodes et process de travail afin de pouvoir matérialiser des gains mesurés sur des cas d’usage partiels. Sans cette phase de revue de la façon de travailler, les gains de productivité théoriques s’évaporent. Il est essentiel de pouvoir monétiser cette valeur. Pourquoi cela n’est-il pas toujours rapide ? Parce que, systématiquement, pour pouvoir monétiser et transformer une valeur créée en quelque chose de concret, il faut que cette valeur soit mesurable et économiquement significative. Pour y parvenir, il est souvent nécessaire de repenser cette approche trop séquentielle. Par exemple, chez Inetum France, nous avons déployé une approche spécifique sur 1 200 collaborateurs. Notre méthode consistait à dire : nous voulons déployer à grande échelle, affronter simultanément toutes les problématiques que cela pose, et en tirer le maximum d’avantages pour l’entreprise. »

Et en interne ?

« Nous considérons qu’il est crucial de devenir une entreprise qui, culturellement, s’approprie cette technologie, effectue des tests et les met en œuvre pour en tirer le meilleur parti le plus rapidement possible. Chez Inetum, nous avons déployé une formation à la GenAi pour tous les collaborateurs du Groupe. Nous disposons d’un environnement sécurisé appelé “GenAiPlayground” équivalent à Chat GPT. Cela nous permet d’acculturer nos collaborateurs, de créer de nouveaux réflexes et de gagner en efficacité.

Par ailleurs, nous avons déployé Copilot à grande échelle. GitHub Copilot d’abord et Copilot 365 sur certaines populations en fonction du retour sur investissement.

Nous utilisons également Copilot Studio pour automatiser davantage de processus. Cela nous permet d’optimiser l’efficacité de notre équipe dédiée et de mieux répondre à nos besoins spécifiques.

Nous avons choisi de déployer cette méthode dans une région et sur toutes les fonctions, en nous concentrant particulièrement sur notre cœur de métier, l’IT. C’est là que nous espérons générer le plus de valeur, en raison du volume et de l’importance de ces activités pour nous. Bien que nous l’appliquions aussi aux RH, au juridique, etc., c’est dans l’IT que nous voyons les gains les plus significatifs.

Au cours de ces trois mois d’expérimentation à grande échelle, nous avons examiné 174 cas d’usage. Les résultats varient, allant de 5 % à 40 % d’amélioration selon les cas. »

Faire comprendre que l’obtention immédiate de résultats en appuyant sur un bouton c’est terminé, n’est-ce pas là le plus grand défi de l’IA ?

« C’est précisément l’un des enseignements que nous avons tirés. Au départ, nous pensions que cela aiderait principalement les développeurs moins expérimentés à aller plus vite. En réalité, c’est le contraire : cela aide beaucoup les développeurs expérimentés en accélérant les tâches triviales pour eux. Ils savent également détecter les problèmes potentiels et utiliser l’outil de manière judicieuse. En revanche, les moins expérimentés peuvent ne pas détecter les problèmes potentiels et accepter les résultats sans les remettre en question.

Donc, c’est un accélérateur pour ceux dotés des meilleures compétences ?

« Cela permet aux professionnels à se concentrer sur des activités à plus forte valeur ajoutée. En termes d’opportunités, l’IA générative nous permet de libérer du temps pour nos ingénieurs, qui peuvent alors se consacrer à d’autres tâches, recréant ainsi de la valeur. Nous devons également nous adapter aux exigences de conformité et aux attentes des clients pour garantir une gouvernance rigoureuse de la donnée. Autre exemple concret : nous avons appliqué cette approche à nos équipes commerciales, et non à l’IT. Nos commerciaux peuvent maintenant formaliser des propositions beaucoup plus rapidement, notamment pour les services professionnels, la partie la plus simple de notre métier. Ils peuvent également analyser plus rapidement des appels d’offres. Si nous passons de 2 ventes à 2,5 ventes par mois par commercial, c’est un gain mesurable et tangible.

En raison des coûts et d’autres considérations, nous développons notre propre outil, moins coûteux. Nous analysons les cas d’usage et réalisons les adaptations nécessaires. L’automatisation des tâches répétitives peut ainsi libérer du temps pour les collaborateurs de la cellule de traitement central des appels d’offres, leur permettant de se concentrer sur des tâches plus complexes et à plus forte valeur ajoutée. »

Récemment, un interlocuteur m’a dit, « Et si c’était aussi le bonheur des salariés que nous cherchions ? »

« L’idée est de considérer les aspects humains et qualitatifs du travail, au-delà des simples mesures quantitatives. Ce genre de bénéfices peut améliorer le bien-être et, par conséquent, la productivité des salariés. Aujourd’hui, la leçon est claire : il vaut mieux déployer à grande échelle, mais de manière contrôlée, équilibrée et mesurée. Si nous savons mesurer les coûts et les bénéfices, nous pouvons justifier l’investissement. »

À terme qu’est-ce que cela pourrait changer pour votre activité ?

« Adopter massivement l’IA générative nous oblige à repenser notre modèle d’affaires. Traditionnellement, le pricing des services numériques se fait sur le temps nécessaire pour réaliser certaines tâches, quel que soit le modèle contractuel. Avec l’IA générative, si un projet de 7000 jours peut être réalisé en 2000, il faut réinventer notre manière de valoriser nos services. Nous envisageons de passer à un modèle basé sur la valeur créée plutôt que sur le temps passé, vendant un pourcentage de la valeur générée par nos solutions sur une période donnée.

Comment conseiller un DSI dans ce monde d’incertitudes ? Les incertitudes de marché sont omniprésentes, particulièrement en ce qui concerne les dépenses technologiques, comme en témoignent les cas de Broadcom et VMware, ou encore SAP qui pousse ses clients vers RISE pour intégrer l’IA, malgré des promesses encore difficiles à mesurer. Les véritables incertitudes résident dans les modalités économiques sous-jacentes aux projets IT.

Le DSI a une mission complexe : non seulement créer et accélérer la création de valeur, mais aussi garantir une équation pérenne en maîtrisant les coûts et les risques à moyen et long terme, y compris les risques de conformité.

Mais c’est là que le rôle du DSI devient crucial. Il doit gérer les attentes, créer de la valeur et surtout, garantir une maîtrise des coûts et des risques à moyen et long terme, y compris en termes de conformité. Le DSI doit s’assurer que cette vision soit partagée par le COMEX et le Conseil d’administration.

Aujourd’hui, les DSI doivent créer un avantage compétitif, gérer la valeur pour les métiers, tout en maintenant une cohérence dans la gestion de leur roadmap. À une époque, on pensait que l’IT se fusionnerait complètement avec les métiers, rendant les DSI obsolètes. Au contraire, plus que jamais, les DSI doivent aujourd’hui générer de l’impact… De fonctions support, elles sont au cœur du business.

Certains suggéraient même de supprimer les DAF ou d’autres fonctions.

Cette vision n’a jamais pris corps, principalement parce que les métiers ne sont pas encore totalement autonomes technologiquement. De plus, une cohérence globale est nécessaire. Le DSI doit assurer cette cohérence et vision à moyen terme, en alignement avec les instances de direction.

Les injonctions spontanées, même basées sur de bonnes idées, ajoutent de la complexité. Le DSI doit jongler avec ces contraintes pour garantir une stratégie IT cohérente, éthique et pérenne.

En parallèle, nous observons une évolution dans le secteur public vers des solutions industrielles européennes, avec moins de dépendance vis-à-vis des acteurs non européens. Nous avons par exemple un partenariat avec OVH et explorons les capacités à concurrencer les clouds américains, bien que cela nécessite des ambitions et des moyens significatifs.

Notre vision est de créer des briques de valeur ajoutée et d’intelligence ici, en France, tout en nous insérant dans un écosystème beaucoup plus large. En France, nous proposons donc un modèle de création de valeur hybride, fait de proximité client et d’innovation pour générer le maximum d’impact. »

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